Hercule Poirot, une vie (extrait)

Xavier Mauméjean et André-François Ruaud travaillent en ce moment d’arrache-pied (ou plutôt, d’arrache-clavier) sur la rédaction finale de Hercule Poirot, une vie, la version ô combien réécritre, augmentée et pour tout dire définitive, de leur biographie du grand détective d’Agatha Christie. Ce fort volume sortira en octobre dans la Bibliothèque rouge. En attendant, un extrait du chapitre 7, « Un duo et quelques bals »…

Bien souvent, au cours de leurs années de collaboration, Poirot ne pourra s’empêcher d’être cassant, ironique, ou tout simplement un peu moqueur, envers son acolyte. À la fin de l’enquête, Hastings excédé par les manipulations de Poirot se fâche et décide de bouder. Il faut dire que le capitaine Hastings n’a pas toujours la placidité d’un Watson, et que le détective belge ne possède pas la lascive hauteur d’un Holmes pour asséner des sarcasmes. Leur différence d’âge, de nationalité, et donc de culture, ne facilite pas toujours leurs échanges. Mais surtout, c’est la nature même de leur expérience qui peut les diviser et les rendre irritables : après tout, Hercule Poirot a déjà toute une carrière policière derrière lui et il trouve obligé de repartir de zéro, déraciné et économiquement assez précaire. Hastings de son côté fait partie des soldats amochés par la guerre, psychologiquement ébranlé et socialement déclassé. Indécis, souvent d’une grande naïveté, le capitaine est un garçon très peu sûr de lui.

Il s’agit d’un phénomène qui modèlera les années 1920 : à la génération perdue des jeunes gens tués à la guerre, s’ajoutera celle des jeunes gens revenus brisés et celle de leurs cadets qui, privés d’aînés et n’ayant pas vécu la guerre, manquent de repères. Ces derniers seront en général surnommés les « Bright Young Things » ou « Bright Young People », les jeunes gens brillants. Ce dernier mot sert durant cette décennie de qualificatif passe-partout : est « brillant » ce qui est moderne, à la mode, vivace, « branché » dirions-nous aujourd’hui.

« Les mots ‘Bright Young People’ devinrent un label pour tous les jeunes de Grande Bretagne qui faisaient quelque chose d’un tant soit peu inhabituel. Étant donné que beaucoup des Bright Young People étaient artistes, quoique parfois d’une manière aussi mineure qu’inconséquente, leurs traces pouvaient se suivre à travers une large gamme de la vie culturelle britannique.[1] » Leur style, vif, affecté, d’extérieur impersonnel mais d’intérieur souvent très vulnérable, sera adopté par toute une génération. Une attitude faussement détachée qui cache mal une sensibilité exacerbée sous les oripeaux du snobisme et de la frivolité : Evelyn Waugh fera un portrait acide de ses amis dans le roman Vile Bodies (Ces corps vils, 1930), en travestissant leurs noms, tandis que l’une des plus célèbres des Bright Young Things, Nancy Mitford, brossera le tableau de toute cette époque dans le diptyque The Pursuit of Love (À la poursuite de l’amour, 1945) et Love in a Cold Climate (L’Amour dans un climat froid, 1949). D’autres portraits naitront encore sur les plumes aigües de George Orwell (Et vive l’Aspidistra ! [Keep the Aspidistra Flying], 1936) ou d’Henry Green (Party Going, 1945 — un auteur bien placé pour témoigner ainsi, puisqu’il s’agissait du nom de plume d’un des Bright Young People, Henry Yorke), tandis que P. G. Wodehouse se fera l’agent littéraire des absurdes jeunes gens du Drones Club, Bertie Wooster et compagnie.

Lord Peter Wimsey fréquentera un moment l’une des cliques « brillante », le groupe de Dian de Momerie[2]. Plus tard, l’on écrira de cet autre détective typique des jeunes gens brillants, Albert Campion, que : « Il appartenait à la génération d’après-guerre, cette génération particulière qui était trop jeune pour une guerre et très prématurément trop vieux pour la suivante. C’était la génération qui avait ramassé les morceaux après l’holocauste qu’avaient provoqué ses aînés, pour voir son courageux nouveau monde maussadement brisé à nouveau par ses jeunes frères. Son âge était celui qui n’avait jamais connu l’illusion, la génération à l’humour noir[3] ». Mais sans attendre, le jeune Evelyn Waugh avait déjà eu ses mots prophétiques, dans un éditorial pour le journal de son école : « Ils ne formeront pas une génération heureuse. »



[1] D. J. Taylor, op. cit.

[2] Dorothy L. Sayers, Murder Must Advertise (Lord Peter et l’autre, 1933).

[3] Margery Allingham, Traitor’s Purse (1941).