Cette semaine, nous vous proposons un entretien passionnant avec Christine Luce, dont le livre Les Papillons Géomètres vient tout juste d’envahir toutes les (bonnes) librairies. Les Papillons géomètres est un véritable coup de cœur éditorial pour les Moutons électriques, avec déjà trois couvertures et trois formats différents (dont deux tirages de luxe !).
Parle-nous un peu de ce livre, son histoire, ses fantômes ?
Papillon géomètre est le nom que l’on donne au papillon de nuit dont le parcours dans la nuit paraît toujours erratique quand une lampe est allumée dans le jardin. Il croise et entrecroise les autres papillons au hasard, mais il se rapproche de la lumière et cherche le moyen de se poser au plus près de l’ampoule, et il s’y brûle. Pourtant, s’il ne meurt pas carbonisé, le même qui aura poudré l’endroit de son atterrissage recommencera, encore et encore. Mes fantômes, ceux du roman et les miens, partagent cette obstination d’atteindre la lumière et ce qu’elle est censée leur apprendre, avec en prime leur esprit nourri de sciences et d’émotions humaines, qu’ils aient de la chair ou non autour de cet esprit.
Je ne sais pas comment parler de mon roman, l’appréciation des lecteurs qui auront bien voulu l’ouvrir et le lire sera meilleure que la mienne. C’est une histoire, une aventure, et dans le fond, elle raconte ce qui nous préoccupe en général, la vie, la mort, l’amour. À ma grande joie, toute l’équipe des Moutons électriques l’a aimée et l’a magnifiquement mise en pages, sous des couvertures somptueuses, avant de lui réserver un lancement inimaginable, même dans mes rêves les plus fous.
Il ne s’agit pas de ton premier roman et certainement pas de ton premier écrit, peux-tu nous retracer ton passé ?
Disons que mon passé existe en même temps que moi et s’éteindra avec moi. En somme, il est bien vivant aujourd’hui… je vois bien que ma réponse commence de travers, une de mes spécialités. Passons sur mon passé, et résumons le principal : j’ai toujours lu, ou plutôt, je ne me rappelle pas l’apprentissage de la lecture, pas plus que d’avoir étudié la marche ou la parole. J’écris depuis presque aussi longtemps, avant d’entrer à l’école, laquelle ne m’a pas enchantée bien qu’elle m’ait appris à compter. Le hasard de cette précocité explique probablement pourquoi lire et écrire est indissociable de mon quotidien, au même titre que parler ou marcher. Et ces deux compétences demeurent indispensables à mon bien-être parce qu’au-delà de la maîtrise du savoir, j’ai toujours aimé les mots et les inventions qu’ils permettent.
Et tu as commencé par écrire un nombre considérable d’essais et d’articles ?
Alors, oui, j’ai rédigé beaucoup trop de textes pour en tenir le compte exact (malgré ma formation scolaire au calcul). Ils ont parfois été publiés dans des revues marginales, comme mes chroniques de jeux vidéo au temps épique de Dungeon Master ou quelques critiques de romans que je recevais en SP (service de presse) par je ne sais quelle acrobatie éditoriale. S’ils ne dorment pas dans mes cahiers et fichiers, la plupart sont disséminés à l’intérieur d’obscurs opuscules en papier, ou enterrés dans les entrailles du Minitel et, plus récemment, numérisés un peu partout sur le réseau Internet. Ils touchent aux domaines culturels apparus en France au cours des années 1980-1990, jeux de rôle, animés japonais, séries télévisées, je crois même qu’un scénario de « murder party » est hébergé quelque part !
À vrai dire, chaque intérêt passionné me conduit à en parler, par écrit. Quoi de plus naturel que l’essentiel de ma production ait été consacré aux livres, mes compagnons depuis l’enfance, à ceux qui les écrivaient, mais aussi à ceux qui entouraient de leurs soins les publications, éditeurs, illustrateurs, imprimeurs, etc. Je ne possède cependant pas tout à fait l’esprit encyclopédique qui étudie, avec l’œil analytique, les propriétés du texte sous la loupe. Celles-ci me sont connues et me servent de support pour élaborer mes articles avec le sérieux requis par la réalité, mais à l’éclairage de ma relation de lectrice pourvue d’émotions toutes personnelles, avec une subjectivité honnête et déclarée. Mon approche plaisait aux éditions des Moutons électriques qui ont accueilli mes premières publications professionnelles.
Puis tu as écrit « Charlotte Caillou », chez le Carnoplaste, et tu as également dirigé une fabuleuse anthologie « Bestiaire humain ». Comment as-tu changé de cap pour écrire de la fiction après l’avoir étudiée ?
Je suppose que cette manière subjective d’écrire a préparé le terrain que j’explore seulement depuis quatre ans. J’y avais renoncé pour cause de surpopulation depuis des siècles : soyez bibliographe et vous découvrirez combien d’auteurs ont été oubliés, qui avaient pourtant écrit avec sincérité, talent et acharnement. Aucune prétention intime ne réussissait à me faire croire que je pouvais faire aussi bien qu’eux. Pour quelle raison ajouter les miennes à ces milliards de pages imprimées ?
Mais dans mon plan de vie, j’avais omis quelques détails : j’aime jouer avec les mots, je dois créer pour satisfaire mes élans. C’est un ami qui m’a remise dans le chemin de traviole que j’ai failli manquer : Les papillons géomètres est bien mon premier roman. Mon ami André-François Ruaud — car c’est lui qui est à l’origine du nouveau sentier —, par hasard encore quand je lui ai mis sous le nez un commencement d’histoire que je bricolais dans mon coin, a bouleversé mon paysage. Je ne sais plus pourquoi je le lui ai montré, une aberration de ma part, et une chance. Son nez, qu’il a particulièrement sensitif quand il est question d’édition, lui a soufflé de me pousser à écrire un roman. Je suis passée à l’acte, et comme je suis compliquée, j’ai voulu parcourir une véritable carrière « d’écrivante ».
Voilà pourquoi j’ai appris, au cours de ces quatre dernières années, avec autant d’ardeur que j’avais de retard, à écrire de la fiction. Et puisque les nouvelles sont à mes yeux le plus bel exercice de l’écrivain, j’ai commencé par elles avec Bestiaire humain, qui a remporté un joli succès d’estime. Ce merveilleux cadeau m’a été offert par Fabrice Mundzik, une utopie littéraire qui a réuni, à la plume ou au crayon, vingt personnes que j’aime pour leur esprit frondeur et l’attention qu’elles accordent au pouvoir des mots. Chacune d’elles occupe une place inexpugnable dans mon cœur pour l’avoir emballé au galop. À la même époque, Patrice Lajoye a voulu ma toute première nouvelle pour son anthologie, Avenirs radieux, et m’a tellement encouragée après la lecture de ce seul récit que je suis toujours émue de sa confiance. Puis il y a eu Robert Darvel et sa proposition insensée, la commande d’un court roman pour la nouvelle collection jeunesse qu’il voulait lancer chez lui, au Carnoplaste ; Charlotte Caillou a vu le jour.
Maintenant que « Les Papillons géomètres » s’est envolé vers les librairies et son public, quelles aventures littéraires comptes-tu mener ?
Aventure est le mot idéal pour mes histoires d’histoires ! Je continue mes voyages avec l’équipage de ces quatre années et embarque dans un autre long cours, Redux, un portail que j’ai créé avec deux amis, Leo Dhayer et Frédéric Serva. Il héberge les blogs d’une communauté d’auteurs, poètes, traducteurs, éditeurs, bibliographes, tous animés par la même passion pour les livres et les littérateurs oubliés. Le territoire est ouvert à de nombreuses explorations, car « Tout reste à dire » pour citer un de mes auteurs favoris, Marcel Mariën.