Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Cette fois-ci, la traductrice Catherine Rabier nous explique pourquoi elle s’est lancée dans la traduction des « Auguste Dupin, investigateur de l’étrange » de Brian Stableford, dont nous publions ce mois Le Testament d’Erich Zann.
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Tout a commencé lorsque François Darnaudet, mon auteur de mari, a demandé à Philippe Ward, son directeur de collection de Rivière Blanche, s’il n’aurait pas des traductions à lui proposer. À l’époque, il envisageait d’en faire une activité parallèle à l’écriture de ses romans. Philippe lui fit donc passer le tapuscrit de The Wayward Muse, triptyque de novellas inédites en France d’un auteur bien connu de fantastique et de SF : Brian Stableford. D’autres traducteurs avaient jeté l’éponge devant la difficulté de ce texte anglais à haute tenue littéraire, très romancier décadent du XIXe, mais avec le côté palpitant du fantastique anglo-saxon. François fit mieux que de reculer lui aussi devant cette merveille qui se méritait : il me la recommanda. Et ce fut une des grandes rencontres de ma vie intellectuelle, sinon spirituelle. Je me plongeai avec délices dans cette uchronie d’un empire romain s’étendant jusqu’à une époque indéterminée, évoquant une sorte de XIXe siècle sans vapeur. L’ambiance à la fois poétique et fantastique des novellas de Brian, au tempo narratif soutenu (il sait raconter des histoires), toujours porteuses de métaphysique subtile et de tendre désenchantement, m’a chaque fois apporté l’apaisement auquel un inguérissable chagrin me faisait aspirer. Il a le don de nous entraîner dans les doublures oniriques de notre existence sans jamais nous faire perdre pied dans la réalité. Car il nous donne toujours comme guides des personnages doués de vision mais à la rationalité solide, qu’il s’agisse de son peintre Maître Rathenius, héros du cycle de La Muse égarée (traduction française de The Wayward Muse chez Rivière Blanche) suivie de La Complainte d’Eurydice, ou du célèbre Dupin de Poe, génial logicien. Ce que j’apprécie aussi, c’est son humour, typiquement anglais, qui jette des reflets discrets sur les scènes les plus noires. Il manifeste une véritable expérience de la nature humaine, une sagesse profonde. Bref, traduire Stableford est pour moi littéralement thérapeutique ! Avec lui, je m’évade dans des univers temporels et spatiaux qui me font oublier un monde de plus en plus lourd à supporter, tout en gardant le contact avec les questions essentielles de la vie. En fait, j’ai besoin de son univers.
La seconde rencontre, capitale pour donner un nouveau souffle à mon alliance de cœur littéraire avec Brian, fut celle d’André-François Ruaud, le directeur des Moutons électriques. Ce fut lui qui donna de brillantes perspectives à la série des Dupin imaginée par Stableford, un Dupin tellement plus riche et plus vivant que celui de Poe… Son Paris de l’époque de Balzac est aussi un régal, on s’y promène comme avec une machine à remonter le temps. Tout y est, et c’est aussi mon époque favorite, celle que je connais le mieux.
Pour dire quelque chose de la langue de Brian, certains se montrent peu sensibles (c’est une litote…) à son charme légèrement (et sans doute, je crois, volontairement) désuet. Ils ignorent sans doute que ce qui leur paraît vieillot vient d’une richesse de culture et d’expérience dont seul peut rendre compte un vocabulaire varié et précis. De même, les phrases de Brian sont assez souvent longues et sinueuses, mais parfaitement maîtrisées. Leur syntaxe est aussi rigoureusement complexe que les pensées qu’elles sont chargées d’exprimer. Imagine-t-on un esprit aussi sophistiqué que celui de Dupin se contentant d’une centaine de mots et de phrases sur le modèle sujet-verbe-complément ?!
On parle beaucoup dans les romans de Brian, même s’il y a de l’action et qu’on ne s’ennuie pas. Mais les dialogues sont tellement vivants qu’ils dessinent avec bonheur des psychologies très diverses et très fouillées, les personnages prenant de l’épaisseur sous nos yeux.
Je finirai en parlant du plaisir que donne l’exercice de la traduction. Des années de pratique intensive en version latine et grecque, de l’hypokhâgne à l’agrégation, ont fait de moi une traductrice pointilleuse, en proie à un sentiment permanent d’imperfection (la peur bleue du contre-sens !). Mais j’ai finalement toujours aimé cette manière de produire de beaux textes sans avoir la peine d’imaginer une histoire et des personnages : rien que le plaisir de la langue, surtout quand on a affaire à celle de Stableford. Et d’ailleurs, quoi de surprenant si le modèle qui s’est imposé à moi dès que j’ai commencé à le traduire est celui de Baudelaire traducteur d’Edgar Poe ? Pour moi, rien n’est plus beau ni plus fidèle que ces traductions. C’est l’Idée platonicienne de la traduction, celle à laquelle on ne peut que tendre sans jamais l’atteindre.