Jeanne Mariem Corrèze nous parle de la genèse de son roman, « pépite de l’imaginaire » 2020 et centième titre de notre « Bibliothèque voltaïque »…
J’ai commencé à construire les prémices du Chant des cavalières il y a presque dix ans (entre autre parce qu’il fallait bien que je m’occupe en CM à la fac). Je jouais avec l’idée d’une version entièrement féminine de la légende du roi Arthur et des chevaliers de la table ronde. L’histoire se déroulait dans le même univers qu’un roman que j’avais écrit pour le concours Gallimard/Télérama/RTL du premier roman jeunesse (on y retrouvait déjà la Forêt des Lymphes et Olivia la chercheuse, mais ce n’était pas un très bon texte…). Cette version-là a pas mal stagné et puis j’ai commencé à écrire sur Nordeau. La vie des habitantes de la forteresse, leur organisation, les différents âges (Aînées, cavalières, écuyères et novices) me venaient très facilement. Acquilon, Eliane et Frêne ont pris vie, ont commencé à s’étoffer, à échanger. À partir de là, les quatre autres citadelles ont émergé du paysage. Elles sont devenues l’instance religieuse et militaire principale du royaume, aux côtés de leurs dragons couverts de plumes. Parce que les plumes, c’est cool.
Les cavalières étaient nées, certainement parce que j’ai toujours été très fan des ordres de chevaliers. Surtout les versions où une fille se fait passer pour un garçon afin de les rejoindre et/ou qu’elle devient le premier ou rare membre féminin. Mais finalement, j’étais souvent frustrée par ces exceptions. Ça ne changeait rien au sexisme inhérent au système. Alors je me suis dit, pourquoi ne pas inverser le principe de départ et créer un ordre de guerrière, puis, à partir de là, aller encore plus loin et me concentrer uniquement sur des héroïnes ? Je voulais mettre de côté les destins masculins, les repousser à l’arrière plan. En plus, avec un grand nombre de personnages de femmes, on a une meilleure diversité et on s’évite des écueils et des clichés du type « soit maman, soit putain ».
Pourtant, le système politique du Royaume des Cavalières n’est pas un matriarcat. C’est plutôt un patriarcat inversé, qui serait dirigé par des femmes. Dans le cadre d’un « véritable » matriarcat, tel qu’on peut encore en voir à travers la planète, l’organisation du pouvoir et les relations entre personnes n’ont rien à voir avec celles d’un patriarcat (comme celui du monde occidental, au hasard). Mais en même temps, ça aurait été plus difficile de créer du conflit dans un tel système. Et puis je voulais surtout une excuse pour n’avoir que des personnages de femmes, j’avoue.
Le Chant des cavalières se passe dans le royaume de Sarda, qui n’a plus de reine depuis plusieurs siècles. À la place, il est gouverné par un Prince et un Condottière. Ces rôles devraient revenir à des femmes, mais depuis la dernière guerre qui les a opposées à leurs voisins des Sabès, c’est le fils cadet de la famille princière et le général ayant négocié la reddition qui occupent ces positions. Viennent ensuite quatre Maréchales (hommes comme femmes peuvent détenir le titre) et des assemblées de nobles où ne siègent que des femmes. Sarda est un pays de forêts dont les manteaux de feuilles recouvrent la majorité du territoire. Un certain nombre des bois et des bosquets sont sacrés puisque se cache sous les frondaisons la Dame, la puissance divine unique de leur religion. Du coup, des arbres, il y en a partout : les murs des temples, les vitraux des palais, les manteaux des cavalières. J’aime beaucoup les arbres. Plantez des arbres.
Je cogite sur cet univers depuis plusieurs années (ça, c’était pour occuper mes cours de philo au lycée). Sa caractéristique principale est d’être perméable à des visites de mondes voisins. Du moment que l’on sait se faufiler à l’ombre de la forêt des Lymphes, on peut venir s’y promener. Forêt qui vient parfois chercher elle-même ses visiteurs, ou qui investit leurs rêves, histoire de mieux les embrouiller. J’avais déjà écrit un certain nombre de morceaux d’histoire qui s’y déroulaient. Des fragments qui n’allaient nulle part, qui s’effilochaient en cours de route. Il m’a fallu un certain temps pour transformer cet univers que je construisais en une matière fonctionnelle pour un roman. Je pouvais décrire autant que faire se peut, ça ne suffisait pas à poser les bases d’une véritable histoire. En plus, je suis facilement distraite, très vite déconcentrée et j’ai une passion pour la procrastination (et la sieste, aussi). J’écris donc assez lentement, voire, parfois, pas du tout, je reste devant mon ordinateur à faire tout sauf avancer. Internet c’est vraiment à la fois une bénédiction et une malédiction, hein ? Du coup, j’ai mis deux ans et des cacahouètes à écrire l’histoire de Sophie, de mai 2017 à août 2019, avec de belles et longues périodes où je binge-watchais des séries sur Netflix.
Après Le Chant des cavalières, j’aimerais reprendre un premier roman que j’avais écrit courant 2011. J’y raconte les aventures d’Olivia, une jeune lyonnaise qui pénètre un soir dans la forêt des Lymphes et se retrouve ensuite dans un tout autre bois, pas bien plus sûr, où trône un Manoir plein d’ogres et de géants. J’ai repris toute l’histoire, tous les personnages et toute la narration donc c’est en plein chantier mais c’est plutôt chouette de commencer un nouveau projet. Je sais donc un peu plus où je vais avec celui là, même si je continue d’appliquer la technique de Terry Pratchett de la vallée embrumée : j’écris les scènes qui me viennent en premier en tête et ainsi révèle doucement un peu plus le reste du paysage.
Pour l’instant je ne vois que la crête des montagnes en face et la cime des plus hauts arbres, mais le reste ne devrait pas tarder à suivre. Je sais déjà que ça va parler syndicat, solidarité entre travailleurs et violences policières (c’est d’actualité).