En ce mois de janvier, les Moutons électriques donnent dans la « savanture », c’est-à-dire l’esthétique ancienne de l’anticipation française, telle qu’elle existait avant l’arrivée de l’imagerie américaine de la science-fiction.
Et pour cela, j’ai choisi de rééditer deux romans bien précis, auxquels je tenais plus particulièrement : le diptyque du Prisonnier de la planète Mars, de Gustave Le Rouge, et La Cité des ténèbres, de Léon Groc. Pourquoi ceux-là, au sein du flot de l’anticipation ancienne ? Il s’agit d’une affaire d’enfance. Car figurez-vous que la science-fiction, c’est par ces deux romans que je l’ai découverte. Eh oui, avant que de prendre connaissance des traductions de l’américain, le hasard mena l’adolescent que j’étais vers ces précurseurs français de l’imaginaire spéculatif. Il faut dire qu’à l’époque, au début des années 70, le terme de « science-fiction » n’était pas encore très connu. Mais déjà, j’avais discerné qu’il y avait là une sorte de nébuleuse thématique qui m’attirait plus particulièrement. Et ce fut avec ces romans de Le Rouge et de Groc que j’ai réalisé cela en tout premier.
Je me trouvais en vacances dans le Berry chez mon arrière-grand-mère, qui possédait une bonne quantité de reliures de revues anciennes : je me suis donc plongé, sans idées préconçues, dans l’imaginaire du passé — les bandes dessinées des Pieds Nickelés, de Bibi Fricotin ou du canard Oscar, les romans à suivre de la revue Je Sais tout (dont en particulier les Arsène Lupin, bien entendu) et la revue pour la jeunesse Le Journal de bébé… avec dans ce dernier, en feuilleton, le roman La Cité des ténèbres de Léon Groc. Ce récit d’une plongée sous la mer Méditerranée, dans des cavernes immenses et inconnues recelant toute une vie mystérieuse, m’impressionna fortement. Véritablement, ce fut mon premier « déclic » science-fictif, l’ouverture à un imaginaire.
Ensuite, désireux de retrouver ce type de récits, je découvris les Bob Morane d’Henri Vernes, Les Conquérants de l’impossible de Philippe Ébly, La Machination de Christian Grenier, les Cheyenne 6112 de William Camus & Christian Grenier, et puis… sous la forme de deux poches de chez 10/18 achetés par un oncle, Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge. Éblouissement ! La folie de cette histoire, son complot de fakirs, l’arrivée sur Mars et la scène des marrons d’eau, les horreurs vampiriques en empilement… Quel choc, quel plaisir !
Un tout petit peu après, je découvris Le Péril bleu de Maurice Renard, et puis arriva Jacques Sadoul : avec ses petits sujets dans une émission pour la jeunesse à la télévision (« Gens de la Terre bonjour ! » commençait-il d’une voix nasillarde), où il vantait sa propre production chez J’ai Lu — À la poursuite des Slans de Van Vogt, que je convainquis mon paternel de m’acheter alors que le titre paraissait dans le flot de la littérature pour les adultes ; et puis l’emprunt en bibliothèque par un copain de l’histoire de la SF moderne par ledit Sadoul, qui devint ma bible (car la bibliothèque ayant fermé, nous ne rendîmes jamais le volume, que je possède encore). Le pli de la SF américaine fut donc pris… mais jamais je n’ai oublié le double choc du Groc et du Le Rouge, et les relire me laisse chaque fois admiratif. Quels bouquins ! Il fallait vraiment que je leur donne de belles éditions, dans ma propre maison, cela s’imposait — en quelque sorte, par fidélité envers mon propre passé, et par hommage à cet immense pan de notre culture, qu’il faut redécouvrir.