« Malheur aux gagnants »

Malheur aux gagnants de Julien Heylbroeck, septembre 2017

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Les pneus de la C4 dérapaient dans les courbes des étroites routes bourguignonnes, épargnées par la neige. L’automobile fonçait dans la nuit. Son conducteur, concentré, les mains gantées sur le volant, prenait les virages de la voie comme un pilote de course et faisait rugir le moteur de la Citroën à chaque ligne droite. Les phares ronds peignaient le paysage, laissant apparaître fugacement des rangées d’arbres, quelques rares masures, tantôt une borne qui dépassait des herbes folles, parfois un renard dont les yeux luisaient sur le bas-côté.
— Dis-moi, Fend-la-gueule, tu te crois à la Croisière jaune ?
— On arrive bientôt à Sens, pas à Pékin !
— Alors peut-être que tu pourrais lever un peu le pied ? Nous ne sommes pas poursuivis, nous ne nous livrons à aucune course de vitesse…
— Je sors pas souvent Francine, alors tu permets, j’en profite.
— Francine ? Tu as donné un nom à ton auto ?
— Eh pourquoi pas ? répondit Fend-la-gueule en négociant un virage au cordeau. 3000 tours-minute, 1600 cm3, tout nouveau modèle de distributeur, des pointes à 90 km à l’heure ! En plus, on est bien dedans et elle monte vite dans les tours.
— Elle en vaut bien une autre ? demanda Piquemouche avec une légère ironie.
— Une autre quoi ? Aaah… Monsieur Baumard, si ma femme t’entendait, tu passerais un sale quart d’heure. Elle n’aime pas qu’on se moque, comme ça.
— Tu es marié ?
— Oui da ! Avec une jolie pépée, même, si tu la voyais… Euh… Désolé.
— Ce n’est rien. Elle a un nom, cette beauté ?
— Jeanne. Elle est infirmière. On s’est rencontrés, ben… pendant mon séjour au Val-de-Grâce. Peut-être que tu l’as croisé, toi aussi.
— Je ne suis pas resté longtemps là-bas. Comme je n’y voyais plus rien, je crois que j’ai pu plus rapidement faire le deuil de mon visage. Je n’ai pas eu besoin… d’être entouré de mes semblables. De fait, je suis parti à Luynes. J’ai échangé un monastère pour un autre.
— T’es rentré dans les ordres ? demanda Fend-la-gueule en levant le pied tandis qu’ils traversaient un hameau aux alentours de Dixmont.
La pancarte rouillée indiquait Vaumort.
— Pas vraiment, je suis allé vivre dans une cité un peu particulière. Mais je crois qu’on arrive, non ? voulut savoir Piquemouche.
— Oui, nous arrivons à la pension de famille. Mais comment est-ce que tu l’as deviné, pardi ?
— Tu ralentis, camarade. Tu ralentis.
— Au fait, tu ne m’as pas dit, pourquoi Piquemouche ?
Un homme avec une lanterne attira leur attention. Il se tenait devant une grange à la porte grande ouverte. Il leur fit signe d’avancer et la Citroën roula au pas, le moteur parfois ronronnant, quelques fois grondant jusqu’à ce que Baumard lâche, exaspéré :
— Tu vas réveiller le département entier, cesses donc de faire hurler ton engin !
— Bonsoir, les messieurs de Paris. Avez-vous fait bonne route ? demanda l’aubergiste, un bonhomme d’une cinquantaine d’années, au visage rubicond et au nez large et bleuté. Vous prendrez bien un petit coup avant d’aller dans la salle à manger ? J’ai un rouge qui date d’y a deux ans qui se laisse goûter.
La femme du taulier, toute menue et les cheveux coiffés d’un foulard, vint récupérer leurs valises et leur dit que la soupe était prête. Les deux vétérans et l’aubergiste s’assirent sur des tabourets bas, à côté d’une série de barriques. Adolphe Fantin, mais qu’il fallait appeler Rossignol, rapport au fait qu’il sifflait du matin au soir, fit la grimace quand ses hôtes furent éclairés par sa lanterne. Il fixa un instant les ravages cicatriciels de Fend-la-gueule. Il regarda également la peau lunaire, tachée et constellée de cratères de Piquemouche, sa bouche avalée par les flammes, sa prothèse de nez accrochée à une fausse paire d’yeux portée par des lunettes tout aussi inutiles. Puis Fantin soupira. Sans rien dire. Et personne ne parla pendant un moment. Baumard refusa le verre que lui proposa Monsieur Fantin, préférant une tisane, mais il accepta le bras de l’aubergiste pour aller jusqu’à la grange. Fend-la-gueule, lui, avait sorti sa paille et dégusta cru sur cru, comparant, échangeant des adjectifs savants. Au bout de plusieurs verres, il se redressa, tangua un peu et déclara :
— Faut que je prenne l’air, j’ai les lunettes en peau de saucisson…

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