Lectures après la fin du monde

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Cette fois-ci, le Boss ovin nous parle de quelques lectures et publications récentes.

Stéphanie Nicot, des Imaginales, m’a appelé hier pour que l’on décide des auteurs pris en charge par les Moutons électriques l’an prochain lors du salon : ce seront Nicolas Texier et Alex Nikolavitch, étant actuellement les deux auteurs principaux que nous « poussons » plus particulièrement, après les réussites de Jean-Philippe Jaworski et de Stefan Platteau (aussi invités, bien sûr). Car ainsi est le métier d’éditeur-découvreur (par opposition aux éditeurs-publieurs) : chaque nouvelle plume est un investissement sur le long terme, qu’il faut essayer de faire fructifier, entretenir, encourager, développer. Et chaque auteur est différent, bien sûr : Jeanne Mariem Corrèze, en février dernier, était par exemple notre débutante de l’année et son roman, Le Chant des Cavalières, fut fort remarqué et se porte bien en dépit du coup d’arrêt du confinement ; Nicolas Texier, pour sa part, est déjà chez nous depuis un moment et son étoile est en ascension. Auteur venu de la « littérature blanche », à savoir trois romans à la NRF dont le remarqué Curtis dans la langue de Pouchkine, il nous a surpris par l’ampleur de sa culture « geek » (il vient d’ailleurs de bosser sur un jeu Batman) et par l’aisance enthousiaste avec laquelle il s’est glissé dans les « littératures de l’imaginaire ».

Il nous proposa une série : « Monts et Merveilles » — et c’est toujours un pari risqué, une série, les ventes s’effritant en général tome après tome. Bon, Opération Sabines, le premier, pouvait quasiment se lire en solo, et son mélange hautement original de magie, d’uchronie et d’espionnage, allié à une langue outrageusement flamboyante, rencontrèrent le public : nous en sommes déjà à la quatrième édition, carrément, dont une réédition en poche Folio-SF. Le deuxième s’intitule Opération Jabberwock et voici que sort le troisième et dernier tome de la saga, Opération Lorelei. Un dernier tome en forme d’apothéose : c’est là un autre risque, savoir si un auteur parviendra à finir sa série, et de manière tout à fait satisfaisante. Eh bien, cette fin-ci est renversante, rien moins. Il y a là des moments d’une puissance incroyable : la longue scène de l’arrivée des forces de féerie, un tour de force jamais vu en fantasy ; et tout le passage à Paris, avec Arsène Lupin et la fée Nicotine (que nous avons demandé à revoir), ah quel plaisir !

Et Nicolas Texier n’entend pas s’arrêter là : il a déjà un court roman d’horreur sudiste fort amusant à sortir bientôt chez nos amis des Saisons de l’étrange, Deadcop ; et je viens de lire le premier tiers de son roman suivant pour la « Bibliothèque voltaïque », Les Ménades. En tant qu’éditeur,  j’ai des « envies » : je veux lire tel ou tel thème, telle ou telle approche, et j’espère qu’un auteur ou un autre comblera ces envies éditoriales. Avec Nicolas Texier, c’est la case « fantasy antique » qui va donc être cochée : de Thomas Burnett Swann à David Gemmell, il existe toute une tradition très porteuse de fantasy située à l’Antiquité, et dire que le début des Ménades me comble relève de l’euphémisme. D’ailleurs, c’est amusant, je viens d’avoir une autre lecture antiquisante, également remarquable : Melchior Ascaride, dans le cadre de la « Bibliothèque dessinée », a décidé de se lancer dans un projet solo, graphisme et texte, et avec Eurydice déchaînée il fait fort, très fort — vous lirez ça en mars et j’ai grand hâte de le voir terminé.

Du côté d’Alex Nikolavitch, les cases qu’il cocha successivement, lucky me, furent celle de la fiction arthurienne (avec son roman sur Uther, Trois coracles cinglaient vers le couchant) puis avec son récent Les Canaux du Mitan, celle que je nommerai faute de meilleur terme la « post fantasy ». J’avais remarqué dans le domaine anglo-saxon une tendance mineure à des fictions situées après les grands conflits de la fantasy classique, je me disais qu’il serait vraiment bien que la fantasy francophone s’empare elle aussi de cette évolution du genre… et Nikolavitch justement me proposa un tel projet. Avec la pandémie, ce roman dormit un long moment dans nos stocks avant d’enfin sortir, ce qui fut l’occasion pour les chroniqueurs de le lire très en avance — et les réactions sont formidablement positives, tout le monde ayant bien saisi les enjeux originaux des Canaux du Mitan et sa belle, ample, force narrative, à la fois captivante et contemplative. Suis-je un éditeur heureux, alors ? Disons qu’il faut que les librairies accompagnent encore ces livres et que les ventes suivent, mais oui, dans le contexte d’incertitude actuel, des œuvres d’une telle qualité sont déjà de jolies assurances.