Dans le cadre du « Mois de l’imaginaire », nous avons eu l’idée de poser une série de brèves questions à nos auteurs — et d’en distiller les réponses au fil des jours et des semaines.
Voici la scène : Mérédith prépare un pot-au-feu, AFR taille sa barbe. Chacun se tient d’un côté de la table et fait attention à ce que son activité n’empiète pas sur celle de l’autre. Quant à moi, je tremblote dans le fauteuil : mon double psychique ressemble à un vieillard. C’est dû au brouillard sur Bordeaux qui interfère avec la projection éthérée – alors qu’ici, à La Grange, le soleil chauffe encore. Tandis que tombent les poils et les pelures d’oignon, la première question fuse :
– Quel est le livre que tu lis en ce moment ?
Méchasme, de John T. Sladek, je réponds. Mais également Le maître du haut-château de Philip K Dick, La palme et l’étoile de Leonard Padura. Les derniers jours du nouveau Paris, de China Mieville. J’ai longtemps pensé que China était une femme, comme China Blue ou China Girl.
– Tu réponds ainsi pour ne pas devoir choisir ? relève Mérédith. Ou bien pour prouver combien tu es un lecteur vorace ?
Je n’ai jamais lu un seul livre à la fois, mais quatre au minimum, l’exercice met en perspective les façons d’écrire de chacun. Et puis je reprends la lecture selon l’humeur. Le Padura est dense, c’est pour l’après-midi. Dick ou Sladek, c’est dans le lit, quand j’ai les yeux qui se croisent d’avoir eu le nez sur l’écran. Le Miéville, c’est en revenant de planter l’ail d’hiver. Ensuite, en attente j’ai un Charles Williams, un C S Lewis et Ivanhoé dans l’édition Robert Laffont de 1960. Et aux toilettes il y a Rétrofictions, auquel je vais consacrer les 10 prochaines années de lecture sur le pot, comme pour Les terres creuses.
– Pourquoi le Dick ? intervint AFR.
Rapport à la série où je ne retrouve absolument rien de Dick. Aucune trace de son désespoir, de son humour noir, ni de sa superbe humanité. Ce qui est glaçant dans le livre, ce ne sont pas les nazis, mais les efforts de Frink et de l’autre pour fabriquer des bijoux, pour créer un artisanat, la manière dont ils se font essorer par Childan, et ensuite, la visite de Childan à Paul Kasoura. La subtile cruauté japonaise qui conduit l’Américain à abandonner lui-même l’Art pour la babiole. C’est terrifiant. Dans la série, il n’y a que des péripéties dignes de n’importe quel film d’occupation et de résistance. Mais la fille est très jolie. Plus jolie que China.
– Quel livre a changé ta vie ? demande alors AFR avec un demi-sourire. (Il connaît la réponse.)
Le prisonnier de la planète Mars / La guerre des vampires, de Gustave Le Rouge. Et là, c’est vrai qu’un livre peut changer la vie. Pas dans le sens d’offrir un nouveau contenu cérébral. Je suis devenu, pour vous deux et pour d’autres, Robert Darvel – celui qui a été projeté nu sur Mars par la force psychique de 10 000 fakirs. Si je n’avais pas remarqué le bouquin sur le buffet chez un copain alors que j’avais 10 ans, je n’existerais pas sous ce nom-là. Le Carnoplaste n’aurait jamais rien publié, je n’aurais pas connu le milieu et les nouveaux copains-pour-la-vie.
– Tout de même, intervient Mérédith (il pleure, mais ce sont les oignons). À ce point ?
C’est un jeu. (Je le rassure.) Juste un jeu : je me laisse guider par la somme de hasards nés de cette lecture. Quelque part, ça doit me délivrer d’un poids métaphysique. C’est un peu ça, lire, non ? Là, c’est un résultat pratique, concret, de la lecture.
– Quel livre aurais-tu aimé écrire ?
Ah. N’importe lequel qui n’ait pas été écrit en suivant un plan préétabli. Un livre qui n’obéit qu’à la nécessité intrinsèque de l’auteur. Et comme cet auteur, ce ne peut être moi, je n’ai pas d’autre livre à écrire que celui qui vient de mon intérieur à moi. Sinon, pour manger, j’aurais aimé avoir écrit Les exploits de Fantômette – et tous les autres de la série. Mais c’est en cours.
Mérédith découpe maintenant le lard.
– Et un livre qui a influencé ta propre écriture ?
Sans doute Stalky & Co de Rudyard Kipling. Pour l’humour et l’ellipse. Et plein d’autres. L’Homme au sable, de Hoffmann. Ça dépend si on parle technique ou bien contenu, ou perspectives. Les Alejo Carpentier ou les Cortázar pour la densité. Les trucs barrés-mais-pas-trop, pour apprendre à déraper narrativement. Harry Dickson, bien entendu. Je me souviens les avoir lus à l’envers, du dernier chapitre au premier, pour les découdre. Grâce à eux, j’ai compris le truc de l’improvisation. Ce qui m’a dirigé vers le picaresque, Le manuscrit trouvé à Saragosse de Jan Potocki ou Melmoth de Charles Robert Maturin. Et, par ricochet, Le cavalier suédois de Leo Perutz.
– Un livre qui a changé ta manière de penser ? intervient AFR. (Je ne suis pas certain qu’il trouve une ossature à cette question.)
Comment je peux savoir que je pense maintenant de manière différente parce que j’ai lu un livre donné, hein ? Ma manière de penser ne change pas, elle mue. Elle évolue avec toute la souplesse de son échine curieuse au gré des lectures. De Superdingo dans Le journal de Mickey aux Terres occidentales du vieux Bill Burroughs en passant par La cuisine pour tous de Ginette Mathiot (Là, je regarde avec insistance Mérédith préparer son pot-au-feu.) Et toute la SF que j’ai ingurgitée de 68 à 82. La belle époque.
– Ouais, il fait, le cuistot.C’est bien, Mathiot ?
Aussi bien que Paulette Buteux, si tu veux apprendre à recycler une tonne de saindoux.
– Le dernier livre qui t’a fait pleurer ? coupe l’homme à la barbe noir et blanc.
Pour de vrai ? Colas Breugnon, de Romain Rolland. Je sanglotais en racontant je ne sais plus quelle scène aux enfants. C’était il y a longtemps, ajoutai-je. Nous venions d’acheter la maison, c’était la joie. L’expression de sentiments humains.
Je me mets à chanter « nous étions jeunes et larges d’épaules… ». Mérédith me jette un morceau de macreuse et AFR me mena ce de son redoutable ciseau de manucure. Je me tais.
– Le dernier livre qui t’a fait rire ? (Ils ont trouvé le filon : après, ce sera : le dernier livre qui t’a fait trembler, le dernier livre dont la couverture est assortie à ton canapé, etc.)
Les baladins de la planète géante. Le premier Jack Vance lu. Très fin, très alerte. La roublardise tout en ellipses des personnages.
– Un livre que tu n’as pas pu terminer ?
Le dernier ? L’étoile des gitans de Robert Silverberg. Avant ça, Terror de Dan Simmons. Ou n’importe quel polar, je m’en fiche du coupable, j’arrête à la page 200, toujours – sauf les Fredric Brown. Et bien entendu Kraken, de l’autre fille là, China.
J’ai vanné China Miéville ! Mérédith et AFR s’élancent vers moi. Ils ont oublié qu’ils parlaient à une projection psychique, ils se gaufrent sur le fauteuil vintage.
– Un livre que tu offres souvent ? disent-ils de concert en rectifiant leur tenue d’un air penaud.
Ceux que j’ai en double quand quelqu’un vient à la maison. Dernièrement, Les arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann (un truc excellent, qui m’a fait découvrir une série allemande, Heimat – où Werner Herzog joue le rôle d’Alexander von Humbolt). Avant, j’ai offert des William Burroughs, des John Boyd, etc.
– Tu cites, tu cites… laisse tomber Mérédith. Il y a bien un livre que tu n’as jamais lu ? (J’essaie de trouver un truc en phase avec la production des Moutons, histoire de les énerver.)
Je n’ai jamais lu Le Seigneur des Anneaux ni rien de Tolkien. Ni même Jaworski. Et je n’ai jamais réussi à terminer Les montagnes hallucinées de Lovecraft. Par contre, merci pour Watership Down. J’ai toujours aimé les lapins.
– Et ton premier souvenir de lecture ? continue-t-il en sabrant un poireau dans sa longueur comme s’il fendait Guillaume Musso dans le sens des fibres.
40 000 km d’aventures, de Robert Gaillard. Un des volumes avec la couverture de Gourdon. Deux histoires : celle où un gars doit se trancher les doigts à la machette après avoir fouillé dans un coffre de pièces d’or truffé d’épines empoisonnées ; et l’histoire du tour joué à la jeune mariée qui avait horreur des reptiles. Le soir de la nuit de noces, son mari croit malin de glisser un serpent inoffensif dans la hutte où elle l’attend. Elle crie, il rigole, puis il rentre pour la consoler. Il la découvre morte, car un serpent venimeux s’est aussi glissé dans la hutte. Je devais avoir six ans, je m’en souviens toujours.
Mérédith allume sous la gamelle. Bientôt, ça glougloute. Avec une écumoire, il ôte du bouillon les poils de barbe de AFR. La buée emplit la pièce. Comme si le brouillard de Bordeaux sortait de leur marmite.
J’en profite pour me diluer. Sans doute, au moment où je vous parle, ils sont encore en train de poser des tas de questions à la vapeur du pot-au-feu. Hé, hé.