De mon point de vue, être éditeur c’est notamment un « jeu » sur le long terme : une construction de longue haleine, pas des stratégies et des réactions seulement dictées par une actualité ou un contexte ponctuel, mais véritablement des envies et des idées à conduire sur plusieurs décennies. Des œuvres et, plus globalement, des réflexions sur la « chose littéraire », qui me travaillent personnellement depuis longtemps et auxquelles je veux donner corps.
Cette année en particulier, je devrais (touchons du bois) avoir la satisfaction en tant qu’éditeur et en tant que lecteur de réaliser toute une série de souhaits anciens. Ces vœux de longue date, ils prennent l’aspect de la publication d’un certain nombre de romans que j’admirais et avais envie d’éditer depuis un bail. Ah bien sûr, ça ne marche pas toujours : si je vous disais par exemple que deux des romans que j’avais envie de publier depuis des lustres parurent finalement… chez d’autres éditeurs ? Ce fut le cas du toujours trop méconnu Arslan de M. J. Engh, chef-d’œuvre brutal et sidérant traduit chez Denoël il y a quelques années ; et du « culte » Mermère d’Hugo Verlomme, réédité il y a peu par nos amis d’ActuSF, que j’ai donc copieusement maudits.
Enfin, vient de partir chez l’imprimeur La Ville peu de temps après de l’autrice californienne Pat Murphy, un roman que j’admire depuis sa parution d’origine et dont j’avais acheté un exemplaire chez un libraire bordelais chez qui j’avais été stagiaire — je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans etc. Je l’ai lu et relu et rerelu, ce roman, cette belle utopie si originale qu’elle tient à la fois de la SF post-apo et du réalisme magique, et dont le traducteur Patrick Marcel me disait que la fin lui avait même tiré une petite larme.
Un peu avant, paraît en deux pavés souples et colorés le cycle de Tyranaël par Élisabeth Vonarburg : nos amis de chez Mnémos publient d’autres œuvres de cette immense autrice, mais je tenais absolument à « faire » Tyranaël, saga de SF en cinq romans qui n’était jamais parue qu’au Québec et dont j’avais à l’époque tout bonnement ralenti ma lecture (!) tant je ne voulais pas quitter cet univers — incroyablement accompli et complet, à la fois totalement captivant et littérairement riche, la construction de deux sociétés. Une œuvre à l’égale des plus belles d’Ursula Le Guin, pour faire une comparaison — enfin, je vous laisse découvrir tout cela : les deux volumes sortent mi février, et ils comprennent aussi en « bonus » un recueil de contes de ce monde.
Sur mai-juin, ce sera encore l’époque des désirs enfin accomplis : quatre utopies, rien que ça ! Lisière du Pacifique de Kim Stanley Robinson a été refusé à l’époque par ses deux éditeurs français, qui n’en appréciaient pas le point de vue « politique » (il s’agit d’une société écologiste) et, depuis, je rêvais d’en devenir l’éditeur — j’en avais discuté avec Patrice Duvic, le co-créateur des Moutons, puis avec David Camus qui fut l’un des traducteurs de l’auteur, puis encore avec Julien Bétan, mon ancien « numéro deux »… Mais notre maison n’étant guère portée sur les traductions de romans étrangers (leurs préférant la créa francophone), en définitive c‘est maintenant seulement que ce projet aboutit, et pile à temps pour s’inscrire au sein d’une année qui chez nous se consacre largement aux utopies contemporaines, les « écotopies » dont notre monde aurait tant besoin nous semble-t-il. Écotopies également, en poches Hélios, avec coup sur coup Transit de Pierre Pelot, L’Univers-ombre de Michel Jeury (encore deux romans « cultes » pour moi, des œuvres solaires et très actuelles qui ont eu des histoires éditoriales un peu bousculées — également parce que politiquement ils ne plaisaient guère — et que je suis aux anges de publier) et L’Œil du héron d’Ursula Le Guin (qu’adorent mes collaborateurs Christine Luce et Mérédith Debaque, et qui va s’inscrire en Hélios aux côtés d’autres titres de cette grande dame, dont un recueil de nouvelles qui sort le même mois sous l’égide d’ActuSF).
Besoins d’utopie et désirs réalisés : pourvu que la réalité sanitaire ne vienne pas encore contrarier un aussi beau programme…