« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Eh bien, les maisons d’édition aussi : les Moutons électriques, c’est fini.
Cette année 2024 qui vient de s’achever, la vingtième et dernière de l’existence de notre maison d’édition, fut celle des désillusions et d’un lent effondrement. Nous l’avions pourtant commencé sur de grands espoirs : commandé spécialement à notre comptable, un bilan des 4 derniers mois de 2023 s’avérait largement positif et, pour nous rassurer sur la rentabilité de l’entreprise, nous avions aussi commandé un bilan prévisionnel sur 3 ans, qui paraissait fort bon. Pour cela, nous nous étions appuyés sur les objectifs et tendances de notre diffuseur, et sur des projections très prudentes sur ces bases. Les feux étaient au vert.
Il était question depuis un moment qu’André-François Ruaud se retire peu à peu, en faveur d’une reprise de l’entreprise par le duo de ses adjoints, Melchior Ascaride et Mérédith Debaque. Un gros pépin de santé de monsieur Ruaud, en début du deuxième trimestre (problème de vue), conduisit à une accélération de cette passation de pouvoir, sans anicroches visibles. Mais c’était sans compter sur une crise demeurée invisible jusqu’alors : un changement radical du marché. Les retours enflèrent peu à peu, révélant que nos parutions de 2023 ne s’étaient pas vendues. Ces retours effacèrent nos chiffres d’affaires mois après mois, tandis que l’on réalisait que la fantasy adulte refluait devant la mode de la « romantasy ». Ni les libraires ni le diffuseur n’avaient vu cela venir : nos mises en place de 2023 avaient été excellentes, même, et les retours furent donc considérables.
Changer notre fusil d’épaule ? Cela ne se fait pas vite, mais le virage vers la science-fiction, le fantastique et, toujours, les beaux livres, avait déjà commencé à être pris fin 2023. Nous demeurions optimistes : de nombreuses rentrées importantes continuaient à être prévues, il ne s’agissait que d’un cap à franchir. Seulement voilà : prêts, subventions, nouveau site, nouveaux contrats, soldes audiovisuels, fort peu de ce qui était projeté se concrétisa finalement, tandis que les ventes continuaient à s’éloigner des objectifs et tendances fournis par notre diffuseur.
Fin juin, les indicateurs commencèrent à se bloquer dans le rouge, mais les projections de fin d’année demeuraient très bonnes. Il fallait cependant réduire la voilure, le programme 2025 fut donc allégé, des licenciements actés avec des économies drastiques, la fermeture aussi de notre petit entrepôt.
Fin septembre, suite à une série de négociations, nous pensions encore avoir sauvé l’entreprise. Et puis nos lecteurs, incroyables de patience et de gentillesse, venaient de nous aider, une perspective de maintien au moins jusqu’en avril 25 paraissait probable.
Mais l’effondrement se poursuivit : ce dernier trimestre 2024 fut celui de multiples négociations qui n’aboutirent jamais, de contrats longuement négociés qui n’arrivèrent pas, d’une subvention difficilement obtenue qui ne fut pas payée et se vit repoussée puisqu’au niveau même de l’État aucun budget n’était voté, d’un conflit avec notre ancien diffuseur toujours pas réglé, d’une cyberattaque de notre site… Cependant qu’en librairie, les voyants demeuraient aussi au rouge, on évoque -30% toute l’année chez beaucoup de librairies, des perspectives 2025 si alarmantes que les commandes de nouveautés ne se firent pas, et « demain, les gens vont venir », mais non, les gens ne vinrent guère, ce Noël fut celui des petits achats et d’une affluence médiocre — et des retours, toujours : en décembre au lieu de vendre les librairies continuèrent à faire des retours !
Bref, s’il n’y a plus de ventes, s’il n’y a plus de marché, si réellement on ne veut plus nous lire, une maison d’édition ne peut continuer. Jusqu’à la dernière seconde nous nous accrochions encore à quelques espoirs et nous nous battîmes, pour au moins ne pas trop léser nos souscripteurs, tenir encore pour tout envoyer… Ce fut dur, un vrai cauchemar, et puis le dernier bilan est tombé comme un couperet.
L’ensemble de nos archives partira dans un musée, la Maison d’Ailleurs à Yverdon (Suisse). Remisé avec tous nos efforts, notre passion et cette indépendance qui ne semble plus légitime dans un marché effondré.
Vingt ans et six mois : ce fut le temps des Moutons électriques.