Nous avons proposé à nos auteurs et collaborateurs de rédiger, s’ils le veulent, un court texte donnant un conseil de lecture genre « comfort books » pour le confinement, que l’on distillera au fil des jours…
Au tour de Nicolas Labarre.
Pendant la période d’enfermement, je me trouve attiré par d’un côté par l’ancien, le beau, le noir et blanc et l’expérimental, et de l’autre par le feuilleton, le quotidien, le trivial. Tout l’entre deux — le grand spectacle un peu mou, les conventions étirées sur trop de pages ou de trop longues minutes — perd quant à lui de son attrait.
Personne n’a besoin d’une liste des grandes œuvres, même si c’est sans doute un bon moment pour relire Nabokov ou Thomas Hardy, mais je peux peut-être vous conseiller Cul de Sac (en anglais, ou dans une bonne traduction chez Delcourt), cette merveilleuse bande dessinée de presse publiée par Richard Thompson il y a dix ans. Thompson (mort en 2016), c’est l’héritier de Bill Watterson, un créateur pas tout à fait résigné au déclin des comics strips à partir de la fin du XXe siècle, et qui dessine avec un talent furieux.
Dans Cul de Sac, il raconte le quotidien d’une famille américaine nucléaire à la fois typique et absurde, pour des micro-récits souvent centrés sur les interactions entre des parents lunatiques et des enfants franchement étranges, Alice et Peter. C’est une recette éprouvée, exactement celle qui a fait le succès de la bande dessinée de presse depuis Buster Brown ou Pim Pam Poum, et c’est en partie cela qui en fait l’efficacité en cette période. On a déjà vu tout ce qui se passe dans un épisode de Cul de Sac, souvent en moins bien, mais ça n’a pas d’importance, car chaque récit ne dure qu’une bande, trois ou quatre cases, une petite blague ou une conclusion absurde. Il y a beaucoup d’histoires plaisantes dans Cul de Sac, et quelques moments mémorables qui ne sont jamais finaux, jamais figés. Quand Peter Oterloop passe Halloween avec un carton sur la tête pour offrir un « commentaire mordant du consumérisme », c’est à la fois un triomphe et la promesse d’autre strips sur le même sujet, dans les jours et les années à venir. En ce sens, le temps passe dans Cul de Sac. Il passe vite, dans une anormalité quotidienne joyeuse, mais en offrant simultanément une promesse de stabilité, de continuité. Art Spiegelman, dans Dans l’ombre des tours mortes, disait tout le soulagement que lui avaient procuré des strips du début du XXe siècle, la mémoire de l’avant-catastrophe. Pendant le confinement, Cul de Sac (mais aussi Calvin et Hobbes bien sûr), c’est la mémoire hilarante de l’exotisme magique d’un quotidien déconfiné.