Extrait 2, octobre

Autre publication d’octobre : Hercule Poirot, une vie de Xavier Mauméjean & A.-F. Ruaud. Extrait…

Étranger en terre anglaise, on verra qu’une part de sa personnalité s’explique par son éducation belge catholique. Il est de plus un génie, ce qu’il proclame souvent, avec un manque d’auto-dérision très choquant pour un citoyen britannique. Reste qu’il s’agit non pas de rodomontades, mais d’un fait. Poirot est un de ces êtres d’exceptions qui ne saurait jamais agir à l’instar du commun, qui considèrent tout le temps le monde selon des angles neufs. On le rapprochera de Sherlock Holmes, mais aussi de l’inventeur Buckminster Fuller : des individus qui n’envisagent un problème qu’en le réinventant depuis ses principes de base, en totalité.
Hélas, la société est rarement tendre avec les génies. Comme l’avait dit l’irrépressible Oscar Wilde : « Le public est extraordinairement tolérant. Il pardonne tout, sauf le génie. » Des êtres aussi particuliers que Poirot font toujours figures d’éléments étrangers dans le corps social, à plus forte raison lorsqu’il est effectivement un étranger, un exilé. Unique, Poirot ne connaîtra donc que la solitude. C’est le destin de l’exceptionnel que d’être solitaire : Sherlock Holmes lutta contre cet état et ne parvint pas à réellement le modifier. À l’inverse, si d’autres grands détectives trouvèrent la félicité matrimoniale, c’est précisément parce qu’ils n’étaient pas extra ordinaires. Ainsi, Hercule Poirot et Sherlock Holmes demeurèrent solitaires, éloignés des affaires du cœur, tandis que lord Peter Wimsey épousa la romancière policière Harriet Vane ; que Nigel Strangeways vivait en couple avec l’exploratrice Georgia Cavendish puis avec l’artiste-peintre Clare Massinger ; qu’Albert Campion se maria avec une ingénieure aéronautique, lady Amanda Fitton. Assurément des femmes remarquables, mais qui épousèrent des jeunes gens bien de leur temps et parfaitement installés dans la société britannique.
Le poète Émile Verhaeren écrivit sur la Belgique ce que l’on pourrait appliquer à Hercule Poirot : « Tu te hausses si haut que tu es solitaire ». Il existe dans la langue anglaise un terme provenant du français où il s’est perdu : « estrangement », l’acte de devenir étranger, de s’éloigner. Ce fut le destin d’Hercule Poirot, éloigné des Anglais puisqu’exilé belge, éloigné de l’époque moderne puisqu’âgé, éloigné même du commun des mortels par son intelligence. Un destin paradoxalement en retrait du monde alors qu’il en démêlait certaines des affaires les plus douloureuses.