Lisière encore

Une (très très) belle chronique d’un roman dont ne cessons de vous dire du bien, n’est-ce pas ? Quand on vous dit qu’il faut le lire !

(chronique par Leo Dhayer sur Facebook, reproduite avec son amicale autorisation)

Ce livre est un anachronisme. N’allez pas vous méprendre, pour moi c’est un compliment. Pour aller vite et vous dispenser de lire ce qui suit si vous n’avez pas le temps, c’est en grande partie pour cela que je l’ai aimé et que j’ai pris mon pied à le lire. Si vous avez besoin de faire une pause dans la grande foire au tout virtuel, de vous replonger dans un bain de littérature terrienne (et non de terroir) pour respirer un grand coup, de faire un pas de côté et d’emprunter les sentes forestières d’un imaginaire touffu et multiforme, achetez vite et régalez-vous. Pour les autres, qui ont un peu de temps, tentons de développer.
Anachronique, donc ? Certes. Jacques Baudou (que je ne connaissais vaguement que de nom) œuvre à l’ancienne, dans un monde toujours pressé d’aller voir ailleurs s’il y est encore moins. Imaginer un écrivain à succès sur le retour, contraint par le doute d’aller faire une retraite solitaire dans une maison forestière, alors que c’est la paupérisation qui guette les auteurs de nos jours, voilà qui a de quoi poser une problématique hors du temps – et imposer un cadre. Dès les premières pages, ruisselantes de pluie, s’ouvre la parenthèse, que symbolise cette page blanche engagée dans le rouleau de la machine à écrire (anachronique, vous dis-je). L’auteur (lequel ? les deux) va s’y engouffrer, selon ses propres codes, en suivant ses propres lois, et qui m’aime me suive… Autant dire que ce livre n’est pas du genre consensuel, susceptible de plaire au plus grand nombre ou d’effaroucher le moins de monde possible. Il cache une radicalité sans concession sous ses airs tranquilles et sages. Je me trompe peut-être, mais il me semble qu’à sa lecture, ceux qui n’adoreront pas détesteront.
La visite impromptue d’une jeune femme va tirer notre auteur de son face à face avec lui-même, et c’est en cheminant avec elle vers la solution de mystères qui leur sont communs que se résoudra son impasse créatrice. Elle est obsédée par de vagues réminiscences d’un livre pour enfants lu dans sa jeunesse. Dans un des ouvrages de l’écrivain, où celui-ci en fait des fantômes, elle a lu une description précise des trois personnages principaux du livre qui la hante : un homme défiguré au visage masqué par une capuche, un enfant égaré en tenue d’écolier, une dame blanche fugitive dans un jardin. Quand elle le place devant cette coïncidence qui ne semble pas en être une, il lui révèle qu’il n’a rien inventé et que ces fantômes, il les a réellement vus dans la forêt qui les entoure. S’engage alors pour eux deux une enquête de terrain pour faire coïncider ces deux réalités – plus une troisième de taille, la Folie Millescande, dont je vous laisse la surprise. La résolution des conflits passera par une intercession humaine pour que s’apaisent les âmes errantes, « comme dans les ghost-stories à l’anglaise ».
Jacques Baudou est un érudit, me dit-on. On le devine naturellement à la lecture, même sans les citations placées en exergue de chaque chapitre, qui témoignent du large spectre de ses intérêts littéraires – grosso modo, d’Alain-Fournier à Thomas Pynchon, en passant par André Dhôtel et Robert Holdstock. Mais ce qui sourd surtout de ces lignes, c’est la passion d’un véritable amateur (au sens noble : celui qui aime) pour un genre, ou plutôt des genres, qu’il connaît jusque dans leurs moindres recoins. En ce sens, l’imaginaire et la forêt, que Baudou doit bien connaître aussi et qu’il décrit fort bien, sont les véritables héros de ce livre. L’image peut paraître facile, mais c’est bien sur les sentiers de l’un comme de l’autre que les personnages de papier cheminent, semant des petits cailloux qui permettront au lecteur de trouver à la fin, comme il se doit, le contentement d’une chute dans laquelle détours de l’imagination, processus créatifs et drames humains se mêlent. Et au milieu coule une rivière : celle de l’écriture de l’auteur, ample, sereine, qui roule son flot sans anicroche jusqu’au point final en embarquant comme il se doit le lecteur. Sans elle, le voyage se révèlerait plus problématique, et la parenthèse ne pourrait à la dernière page si élégamment se refermer.
[Un dernier mot pour souligner l’adéquation entre ce roman et l’objet qui le porte. Les Moutons électriques soignent leurs livres, ce n’est pas un scoop, mais leur travail atteint avec celui-ci un sommet. Un tel conte hors du temps se devait de devenir un si beau livre, dont on aime caresser la jaquette texturée sous ses doigts, que l’on aime déshabiller pour admirer la reliure toilée, et dont chaque page épaisse se tourne avec gourmandise. En couverture comme en pages intérieures, Melchior Ascaride a fait de l’excellent travail.]

9782361831813COUV