Mini interview : Nicolas Texier

Nous avons eu l’idée  de poser une série de brèves questions à nos auteurs — et d’en distiller les réponses au fil des jours et des semaines.

– Un livre que vous lisez en ce moment

Mantra, de Rodrigo Fresán. Un roman sur Mexico DF, sur le Mexique, une méditation poétique, une explosion de pop-culture, un livre élégant comme une ombre, baroque comme un cloître espagnol, poétique et viscéral. C’est un roman sans trame, qui raconte une enfance, puis une lente déliquescence de la mémoire, au travers de souvenirs à la dérive, magnifiques et touchants. C’est le genre de livre que je garde auprès de moi et dont je relis des passages de temps à autre (ce qu’on appelait jadis un « livre de chevet »), pour la liberté qu’il suggère, les espaces qu’il permet d’entrevoir et l’énergie qu’il dispense.

Un livre qui a changé votre vie

Peut-être Nostromo, de Joseph Conrad, l’un des premiers livres qui m’a fait prendre conscience de la possibilité d’allier esthétique et grand récit romanesque. Ce genre de livres, aussi, qu’il faut lire au bon moment, quand on a encore l’âme un peu romantique. Également l’un des récits de Conrad où il transcende certains traits rigides de son écriture, pour les mettre au service de l’histoire.

– Un livre que vous auriez aimé écrire

Peut-être Diadorim, de João Guimarães Rosa, Les Détectives sauvages, Roberto Bolaño ou le Quenta Silmarillion de Tolkien, ce genre de livres qui sont de réelles œuvres d’art, novatrices et réussies, et dont il faut avoir le talent et l’audace, et la liberté, surtout. Des styles très différents (un western poétique sur la fascination amoureuse ; des tranches de vie dérisoires et splendides ; une saga et un monde bâtis sur la seule puissance poétique du langage), mais qui procurent tous les trois de vrais bonheurs de lecture et de véritables moments d’épiphanies rêveuses.

– Un livre qui a influencé votre propre écriture

Alors je pourrais citer plein de livres, parce que tous mes travaux d’écriture s’accompagnent de quelques livres choisis. Mais disons Radio Libre Albemuth, de Philip K. Dick, qui est la version profane de Siva, à mon avis son livre le plus abouti (parce que le moins angoissé) de sa « trilogie divine ». Il y a dans la narration déportée de ce livre (le narrateur parle à la fois de lui et surtout d’un ami, qui est le véritable héros de l’histoire, tous deux étant deux aspects de Dick lui-même) un biais, porteur de mystère, qui porte de très belles opportunités narratives et stylistiques et qui m’a beaucoup servi, y compris pour Opération Sabines, dans l’équilibre d’action entre les deux personnages, dont l’un est le narrateur. Accessoirement, K. Dick décrit dans Radio Libre une Amérique où un médiocre affairiste se fait élire grâce à la démagogie et au mensonge, instaure un régime autoritaire et se révèle être une marionnette installée à la Maison-Blanche par les Russes. Quand on sait l’importance que Dick accordait à précognition et à la Sybille, ça laisse un peu songeur.

– Un livre qui a changé votre manière de penser

Récemment, Les Enfants du vide, de l’impasse individualiste au réveil citoyen de Raphaël Glucksmann. J’ai rarement lu de diagnostic aussi juste, qui propose une pensée qui offre de sortir par le haut de l’alternative délétère néo-libéraux vs populistes réactionnaires, grâce à la prise en compte de l’urgence climatique – une pensée qui offre aussi un retour au politique comme au tragique qu’appellent nos temps difficiles.

– Le dernier livre qui vous a fait pleurer

Je ne suis pas certain de m’en souvenir. C’est beaucoup trop rare, d’autant que, quand un livre m’émeut, c’est davantage par ce qu’il m’évoque, que pour ce qu’il décrit. La lecture est sans doute un processus trop cérébral, en tout cas pour moi, qui ai en revanche facilement la larme à l’œil en écoutant de la musique, par exemple. Cela dit, l’émotion la plus proche des pleurs m’a été procurée par le début d’Ulysse, de Joyce, dans sa prose lumineuse et humide, lors de la longue scène du cimetière, qui est la plus juste que j’ai jamais pu lire sur la manière que l’on a de faire face au décès d’un proche et finalement à la perspective du sien.

– Le dernier livre qui vous a fait rire

Expédition à l’Île Maurice, de Patrick O’Brian, que je relis en ce moment par passages, parce que je travaille sur mon prochain roman dont la première partie est se déroule en mer. Patrick O’Brian a publié dans les années 1970 une longue série de récits qui mettent en scène un officier la Marine britannique au début des années 1800. On est entre L’île au trésor et la série Capitaine Hornblower. Ce sont des livres un peu dilettantes, mais pleins d’humour, avec des dialogues so british qui sont un délice. O’Brian avait une approche très décontractée de l’écriture, un peu comme certains auteurs de polars, pour qui c’était un gagne-pain mais également un plaisir. On sent beaucoup ça, chez lui. Et c’est parfois agréable de retrouver cette ambiance à la fois érudite et légère, même si la trame romanesque est parfois un peu lâche.

– Un livre que vous n’avez pas pu terminer

Beaucoup trop ! Il y a même des livres que je ne cherche d’ailleurs pas à terminer, parce que les plaisirs qu’ils procurent ne sont pas liés à l’histoire ou à son dénouement. Mais si je dois citer un livre que je regrette de n’avoir jamais terminé, je dirais peut-être Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa. Il faut que je m’y remette, d’ailleurs…

– Un livre que vous offrez souvent

J’offre assez peu de livres, et je ne suis pas sûr d’avoir un jour offert le même. Les raisons pour lesquelles j’aime tel ou tel livre correspondent rarement à ce qui fera que les personnes auxquelles je destine un cadeau vont l’apprécier ou non. C’est plus clair avec la bédé, en revanche, et j’ai peut-être offert plus d’une fois des romans graphiques comme les tomes de L’Arabe du futur ou les livres de Guy Delisle, par exemple.

– Un livre que vous n’avez jamais lu

Et que je devrais lire : sans doute toute l’œuvre de Jane Austen. Il y a des bouquins que je garde pendant des années sur mes étagères sans les lire, jusqu’au jour où le moment est venu. Et quand ce jour vient, ça multiplie les bonnes raisons de les lire. J’ai de ce point de vue un accès un peu utilitaire des livres (les choses qui vont me servir pour ce que j’écris sur le moment, les choses que je dois surtout éviter de lire à ce moment-là), sans doute parce que je suis très sensible à ce qu’un livre peut m’apporter, en bien ou en mal, en fonction de là où j’en suis dans l’écriture.

– Votre tout premier souvenir de lecture

Pour ce qui est du récit, peut-être Va dire à Sparte, un livre de Milton Roderick sur la bataille des Thermopyles. Un genre de récit romancé, qui m’a beaucoup marqué à l’époque et qui prolongeait tous les contes et tous les récits de l’Iliade que j’ai dévorés quand j’étais petit. Mais mon premier vrai (et grand) roman, en termes de sensations, c’est assurément Croc Blanc. Ce doit être la première fois que j’ai ressenti autant la plongée dans une histoire, une sensation que les récits épiques ne m’avaient pas offerte, même s’ils me faisaient vraiment rêver. Peut-être que c’est ce que j’essaye de faire aujourd’hui, d’ailleurs : provoquer l’immersion dans une histoire, au sein d’un univers fort, qui offre de belles opportunités en termes de poésie et de narration.