De l’écrivain plumé sous l’Ancien Régime
Des siècles durant, les écrivains furent dépendants. Économiquement dépendants : jusqu’à la Révolution française, le droit d’auteur n’existant point, un homme de lettres ne pouvait quasiment pas vivre de sa plume. En règle générale, l’écrivain vendait ses manuscrits au forfait à un libraire-imprimeur, ce corps de métier ayant, à l’époque, le monopole de la diffusion. Une fois l’œuvre publiée, n’importe quel libraire pouvait la reprendre, la réimprimer et la vendre sans reverser un sou à l’auteur. Les troupes de théâtre reversaient théoriquement des droits aux dramaturges, mais les spoliaient dans les faits. Au XVIIIe siècle, la Comédie française avait ainsi des privilèges exorbitants. D’une part, elle exerçait un monopole : toute pièce en vers devait lui être proposée ; de plus, elle récupérait la propriété d’une pièce de théâtre qu’elle représentait si les recettes baissaient en-dessous d’un montant de 800 livres l’été etde 1200 livres l’hiver. Il suffisait de ne pas communiquer le montant des recettes à un dramaturge pour l’escroquer, en prétendant que les recettes avaient été mauvaises : non seulement sa pièce ne lui rapportait presque rien, mais il perdait la propriété de son œuvre.
L’absence de droit d’auteur induisait donc, sous l’Ancien Régime, des effets pervers. On ne pouvait écrire librement (et je laisse de côté le problème de la Librairie royale, c’est-à-dire de la censure) qu’à deux conditions : soit si l’on était riche, soit si l’on était disposé à crever de faim. Parmi les chanceux, citons Montaigne et Montesquieu, tous deux gentilshommes et magistrats, ou Pascal et Voltaire, tous deux riches héritiers. Parmi les gueux, citons Diderot et Rousseau. Jean-Jacques Rousseau, auteur de best-sellers européens, était réduit à copier des partitions de musique pour vivre très chichement. Quant à Diderot, il exerça divers petits métiers (dont rédacteur de sermons, ce qui est très cocasse de la part d’un écrivain anticlérical) et vécut quelques années dans une grande obscurité, avant d’être finalement protégé par l’impératrice Catherine II deRussie.
Car c’est là le pire danger de la carence du droit d’auteur : faute de revenus réguliers,l’artiste va souvent chercher des mécènes. Ainsi verra-t-on Molière faire sa cour au prince de Conti, à Monsieur et enfin à Louis XIV. Il va sans dire qu’un écrivain qui bénéficie ainsi de la protection d’un puissant n’est plus indépendant, ni financièrement, ni littérairement. Denis Diderot nous en donne l’illustration. De son vivant, il ne publia pas certaines de ses œuvres, par crainte de la police royale et de la prison ; comme Catherine II de Russie, pour lui donner les moyens de vivre, avait acheté sa bibliothèque en viager, après la mort du philosophe, tous les manuscrits de Diderot partirent dans la bibliothèque des Romanov. Or ceci rendit l’accès aux inédits particulièrement difficile, et certains textes de Diderot ne parurent qu’au XIXe siècle.
Beaumarchais et le droit d’auteur
Là-dessus, à la fin du XVIIIe siècle, arrive Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. En 1775, la Comédie française, usant du stratagème évoqué plus haut, essaie de lui barboter la propriété du Barbier de Séville après lui avoir versé des dividendes médiocres. Mais M. de Beaumarchais n’est pas seulement un brillant auteur de comédie : c’est surtout un homme d’affaires. Le procédé le scandalise. Il proteste, mène campagne de presse et fonde la Société des Auteurs dramatiques en 1777. Cette société rassemble une vingtaine d’auteurs de théâtre dont les œuvres ont été monopolisées par la Comédie française, dans le but de récupérer des droits sur leurs pièces. L’affaire, portée devant le Conseil d’État en 1780, donne raison à la Société des Auteurs dramatiques. C’est l’apparition du droit d’auteur, même s’il ne s’applique à l’époque qu’à un champ d’application très réduit. Le principe est néanmoins posé : les auteurs dramatiques conservent la propriété de leur œuvre, que la Comédie française ne peut confisquer, et ils doivent en conséquence percevoir des droits sur l’exploitation de leurs pièces, quel que soit le montant des recettes.
Ce principe sera étendu à l’ensemble des œuvres au cours de la Révolution française. Les lois de 1791 et surtout de 1793 accordent à tous les auteurs le droit exclusif d’autoriser la reproduction de leurs œuvres. C’est, à proprement parler, la naissance de la propriété intellectuelle.
Grâce à ce droit, la littérature française sera florissante au XIXe et au XXesiècles. Des jeunes gens issus de milieux ruinés (comme Victor Hugo ou Guy de Maupassant) pourront mener des carrières purement littéraires grâce aux revenus rapportés par leurs droits. Je ne ne veux pas dire que sans le droit d’auteur, ces écrivains n’auraient pas écrit ; mais il y a fort à parier qu’ils auraient moins produit. Tant que Maupassant est fonctionnaire dans différents ministères, il écrit très peu. C’est à partir du moment où il démissionne parce que sa plume lui apporte un revenu suffisant qu’il devient un écrivain prolifique. Et il est loin d’être un cas isolé. Le droit d’auteur, en protégeant la propriété intellectuelle, a donc contribué assez largement à l’épanouissement culturel français.
De l’écrivain plumé au XXIe siècle : la loi du 1ermars 2012
Arrive, au XXIe siècle, la difficile problématique de l’adaptation de l’édition au numérique. Les éditeurs peinent à s’adapter tandis que certaines grosses multinationales, comme Google pour ne pas la citer, numérisent à tout va et entrent en conflit avec les gouvernements dont les législations sont violées.
Là-dessus, le gouvernement Fillon fait voter en catimini une loi qui ouvre une brèche substantielle dans le droit d’auteur : la LOI n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du xxe siècle: http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.docidTexte=JORFTEXT000025422700
Il s’agit d’une loi qui autorise la BnF à numériser et à diffuser en libre accès tous les livres du XXe siècle dits indisponibles. Ou bien, dans des conditions un peu obscures, à recommercialiser ces œuvres en se passant de l’accord de l’auteur. Vous allez me dire : c’est très bien, c’est un vrai service public. Certes. Mais c’est oublier un peu vite les auteurs…
Un auteur vit de ses livres. Un livre est un produit à revenu différé : ce n’est pas parce qu’il est indisponible aujourd’hui qu’il ne sera pas commercialisé à nouveau demain. Il arrive, plus fréquemment qu’on ne croit, que le livre n’est plus commercialisé parce que l’éditeur choisit de ne plus faire un nouveau tirage. Dans ce cas, tout contrat d’édition stipule qu’au bout d’un délai donné, l’auteur récupère ses droits sur l’œuvre et peut les renégocier avec un autre éditeur pour une nouvelle diffusion. Si, entre temps, le livre est numérisé et diffusé librement, vous imaginez bien que l’auteur peut dire adieu à tout espoir d’en tirer un nouveau contrat.
Certes, la loi donne un droit d’opposition aux auteurs. Mais il est très restrictif. D’abord, l’auteur n’est pas officiellement averti que son livre va être numérisé. C’est à lui de se renseigner, sur le Registre de la BnF (http://relire.bnf.fr). De plus, il n’a que six mois pour faire opposition. Après, bernique ! Tant pis pour lui. De plus, s’il fait opposition, il doit faire la preuve, par courrier et non par e-mail, qu’il est bien l’auteur de son propre livre, à l’aide d’une déclaration sur l’honneur assortie d’une photocopie d’une pièce d’identité. En plus, il ne peut pas faire opposition globalement à tous les projets de numérisation de ses livres : il doit refaire la même démarche pour chacun des titres que la BNF lui barbote. (Et certains des auteurs concernés ont des dizaines de titres confisqués.)
C’est purement et simplement un premier coup porté au droit d’auteur. L’écrivain, de son vivant, n’est plus maître de son œuvre, sauf vigilance exacerbée. Plus douteux encore : les droits de ses titres confisqués et numérisés se retrouvent d’office gérés par une mystérieuse « société de perception et de répartition des droits » (a priori, la SOFIA), qui a le droit de les commercialiser, moyennant une rétribution à l’auteur. Or l’auteur n’aura signé aucun contrat avec cette société. Il n’aura pas décidé de lui céder un droit de diffusion, on aura décidé pour lui. Pis encore : qu’en sera-t-il de la négociation sur les droits ? De la transparence des comptes ?
En fait, la loi du 1er mars 2012 recrée ce que l’Assemblée Constituante avait aboli sous la Révolution : un monopole sur l’exploitation des œuvres numérisées, comparable au monopole qu’exerçait la Comédie française sur les œuvres en vers sous l’Ancien régime ! Nous voici revenus trois siècles en arrière. Pour être écrivain, il faut à nouveau être héritier, vendu ou crève-la-faim.
Vive la République ! Vive M. de Beaumarchais !