Super-héros !

Un mot de Victor Lopez, le directeur d’ouvrage de notre prochain Bibliothèque des Miroirs, Super-héros !, qui va faire l’objet d’un financement participatif sur Ulule (à partir du 6 avril)…

J’ai 9 ans et trompe l’ennui d’un mercredi après-midi passé bien malgré moi au centre de loisirs en lisant tout ce que je peux trouver dans les armoires d’une école primaire qui n’est pas la mienne, ce qui ne m’incite guère à une grande sociabilité. Je ne sais par quel miracle s’y trouve Strange 266, peut-être confisqué à un élève turbulent ou laissé là par un animateur distrait. J’ai dû le lire 3 ou 4 fois d’affilé en cette après-midi d’hiver 1992. En couverture, Namor guide Captain America et la Torche humaine. À l’intérieur, ils combattent des nazis qui ont trouvé le moyen de conserver leur jeunesse et leur force. Je sens déjà qu’il se joue là quelque chose d’important dans l’inscription historique de ces bandes dessinées, qui ont pourtant bien mauvaise réputation. Je ne trouve en tout cas ni cela dans les Tintin, où les références historiques sont gommés par une intemporalité faussement neutre, où les récits de S.-F. de Jodorowsky dont je suis fan (surtout Aleph-Thau). Et cela signifie aussi que les personnages qui existaient dans les années 40 vieillissent et poursuivent une histoire chronologique. Mais c’est surtout l’épisode des Vengeurs qui me passionne. Déjà, le groupe accueille temporairement Spider-Man, me faisant entendre que tous ces personnages vivent dans un univers commun où toutes les histoires se répondent pour former une histoire plus grande encore. Cette perspective de continuité et d’univers partagé ouvre un abime de possibilités. Et puis, il y a ce récit cosmique de Nebula, capable de faire disparaitre la réalité. Et quand elle le fait, il n’y a plus dessin, mais des cases blanches, totalement vides, qui s’immiscent dans le récit ! Ce sont surtout ces espaces de néant qui me m’hypnotisent alors. En 4e de couverture, une image d’un « Recit complet Marvel » semble idéalement poursuivre cette aventure. Son nom, Le Défi de Thanos. Non seulement, il me faut le lire, mais il faut que je puisse lire tous les Strange, et Nova, Titan, Spécial Strange et toutes les publications Semic (et Lug par extension) puisque tout l’univers est connecté et que c’est la même histoire qui est racontée depuis les années 40. Commence alors ma quête de l’infini : chaque semaine, je dépense mon argent de poche chez un bouquiniste de Montreuil qui vend des vieux numéros à 5 francs. Je lis tout sans hiérarchie, comme ça arrive : de très vieux numéros que je remets dans la continuité tant bien que mal, des « albums reliés » (qui comportent 3 numéros invendus à moitié prix un an après leur publication) ; des récits plus adultes de la collection Comics USA, où je découvre la saga « Justice Aveugle », et aussi DC – les couvertures d’Enfer Blanc avec Batman me fascinent alors, même si je n’ai jamais pu les trouver à l’époque -, que je découvre plus amplement quand Semic perd la licence Marvel et lance une nouvelle et éphémère formule de ses titres avec les séries DC en 1997 ; et je suis la cible parfaite pour le raz-de-marée Image Comics, qui m’oriente aussi heureusement vers les publications indépendantes.

Trente ans plus tard, je suis toujours à rechercher des éditions en bon état des publications Lug des années 70 et à acheter mensuellement les nouveautés dans les boutiques de la rue Dante. La perception des personnages par le grand public a par contre bien évolué : de sous-culture un peu honteuse (particulièrement en France), elle est passée en culture dominante, voire écrasante. Et pourtant, ce que j’avais ressenti en lisant par hasard un Strange en 1992 est toujours là intact, il m’est juste possible de le formuler et de l’interroger autrement : cette idée d’un récit absolu, englobant, dont le tout est plus sublime que la somme de ses parties ; sa capacité à interroger, peut-être réécrire, l’histoire, et à s’inscrire dans un récit politique des États-Unis ; et l’interaction entre ses implications métaphysiques et esthétiques.
Si l’on passe tant de temps à se plonger dans la vie de ses superhéros, c’est parce que l’imaginaire qu’ils convoquent, comme tous les mondes possibles, n’est pas une échappatoire de la réalité, mais un moyen de la penser en faisant un pas de côté, à travers ce qui s’est imposé comme la mythologie américaine par excellence, sans doute avec le western, comme regard vers le passé alors que le superhéros est un moyen de scruter le présent en semblant jeter un œil sur l’avenir.

Le programme éditorial 2021 des Moutons est tourné vers l’utopie (http://blog.moutons-electriques.fr/…/un-mot-de…/…) : sans poser d’œillères sur les contradictions d’un genre qui est aussi issu d’une nation complexe, ambigüe, prompte à imposer au monde une culture hégémonique (très heureusement mis en question à de multiples reprises dans les pages de nos comics, et ce très tôt, dès les années 70), les superhéros sont aussi l’incarnation de l’espoir, de la résistance ; ils exhortent au meilleur de ce que l’on attend de l’humain, en incarnant son idéal, souvent américain, parfois de manière réellement universelle . Les penser aujourd’hui, c’est penser le monde que l’on construit. C’est ce qu’entreprend Super-héros ! Sous le masque : une réflexion à plusieurs voix (critiques, auteurs, journalistes…) sur l’histoire d’un genre, son évolution et ce qu’il représente aujourd’hui, en recentrant sur la bande dessinée, mais en élargissant aux autres arts : du cinéma où ils sont omniprésents au jeu de rôles. Que disent en 2021 nos personnages sur les représentations des minorités, le rapport à l’Histoire, à la politique, à la mort, au temps, comment envisager l’évolution de l’industrie de la bande dessinée… Que nous disent les personnages de Marvel, DC, Image et les autres sur nous et sur notre monde ? Pourquoi sont-ils au centre de la culture d’aujourd’hui et cristallisent-ils d’aussi nombreuses polémiques ?

La ville peu de temps après

La Ville peu de temps après est un roman de Pat Murphy, première des utopies que nous publions cette année. Son traducteur, Patrick Marcel, nous en dit quelques mots.

“It’s an odd thing, but anyone who disappears. is said to be seen in San Francisco. It must be a delightful city and possesses all the attractions of the next world.” C’est étrange, mais dès que quelqu’un disparaît, on raconte qu’on l’a vu à San Francisco. Ce doit être une ville charmante, dotée de tous les attraits de l’autre monde.
Oscar Wilde (De l’importance d’être Constant)

San Francisco a toujours été une utopie. Depuis les premiers temps où quelqu’un a découvert la première pépite d’or par accident sur les terres de John Sutter et où la petite bourgade de Yerba Buena a enflé jusqu’au chaos de San Francisco la ville de l’or, ce terme de la marche vers l’Ouest où la loi a tardé à arriver était le refuge de ceux qui sortaient du système, des aventuriers, des bandits et des rêveurs. Excentriques et rêveurs y ont de tout temps prospéré : un des premiers écrivains de science-fiction professionnels, Robert Duncan Milne, a vécu (et est mort) là-bas, un empereur des États-Unis, Joshua Norton, y a coulé des jours heureux, respecté par la population. Le San Francisco sauvage du temps de la Côte barbare a été en grande partie anéanti par le tremblement de terre de 1906, mais l’aspect décalé est resté en sourdine.

Il est véritablement revenu en force avec les années cinquante et soixante : les mouvements beatnik à North Beach puis hippie à Haight-Ashbury s’y sont implantés, nombre d’auteurs de SF et de fantastique y ont habité, parmi lesquels on retiendra surtout Fritz Leiber qui, dans son Notre-Dame des Ténèbres, charge la ville d’une inoubliable magie spécifique. Depuis, elle a été investie par d’autres rêveurs, les compagnies informatiques, et le rêve a peut-être dérapé. L’avenir le dira.

Le roman de Pat Murphy s’inscrit avant ce tournant récent, et décrit un futur antérieur parallèle, né d’une déviation à la fin des années 80, l’ordinateur est encore dans ses balbutiements. C’est un idéal, une utopie implantée sur des fondations tragiques qui ne nous dépayseront plus autant, à l’heure actuelle. La ville est colonisée par les rêveurs, ceux à qui elle appartient de droit. Elle offre une sorte d’équilibre rêvé entre civilisation et retour à une vie simple, un havre situé à mi-chemin entre urbanisme et nature, comme cette cathédrale changée en serre le symbolise.

Mais c’est un équilibre dynamique, maintenu par la tension permanente entre le caractère idyllique des lieux et les constants rappels de la catastrophe qui l’a rendu possible : ses épaves, ses squelettes et ses décombres.

Ville de rêveurs, ce cocon de maisons et d’immeubles réapproprié par la végétation est aussi une ville vivante, stimulée par la présence de ces habitants fantasques, qu’elle accueille et protège. Elle résonne de leur présence, de leurs rêves et de leurs souvenirs. Ce grand écart entre la vie et la mort la définit et reflète toute la dramaturgie du roman, qui va devoir faire coexister des idéaux de non-violence avec une défense contre des ennemis sans remords. Cette dualité du yin et du yang sert de fascinant moteur à l’intrigue, du début à la fin. Un principe de vie est aussi héraut de mort, un code de conduite généreux court le risque d’être fatal, une dramaturgie peut se retourner contre qui l’exploite, la paix demande des sacrifices.

Une grande partie de la force de Pat Murphy dans ce roman vient de la voix simple, douce, avec laquelle elle raconte l’histoire. Elle ne hausse pas le ton dans les moments dramatiques et le contraste entre ce qu’elle raconte et la douceur de de sa narration, la sérénité d’un grand lama quelque part dans les hauteurs de l’Himalaya, peut-être, ou celle des brouillards qui encoconnent le dédale des rues, articule la tension ressentie à la lecture. C’est sans doute la difficulté essentielle que j’ai rencontrée en traduisant l’ouvrage : demeurer dans un registre simple, quotidien, respecter l’allure calme et aisée à laquelle est mené ce conte de fées aux aspects naïfs délibérés qui côtoient une cruauté assurée.

Sans élever la voix, ce roman va s’imprimer dans vos mémoires.