Lectures réconfort 17

Nous avons proposé à nos auteurs et collaborateurs de rédiger, s’ils le veulent, un court texte donnant un conseil de lecture genre « comfort books » pour le confinement, que l’on distillera au fil des jours…
Au tour de Annaïg Houesnard.

Un comfort book ? Un comfort book, alors, mais qu’est-ce donc au juste ? On dirait que le terme s’applique mieux à ces livres qu’on peut relire sans se lasser, non pas tant pour leur histoire, qu’on connaît déjà, mais pour se replonger dans l’atmosphère bien particulière dont ils sont imprégnés. L’un de ces rares élus est The Elfin Ship de James P. Blaylock, ou Le Vaisseau elfique dans sa superbe traduction de Pierre-Paul Durastanti.

L’auteur lui-même s’est avoué incapable d’écrire un autre livre dans cette ambiance si spéciale (bien qu’il fasse partie d’une trilogie, celle de l’Oriel), qui emprunte un peu au Vent dans les Saules, un peu à Tom Sawyer, pour produire une perle méconnue de la fantasy. Son héros Jonathan Bing est un fromager, d’âge moyen dirons-nous (je sais, ça surprend), doté de deux compagnons farfelus à des degrés divers et d’un chien nommé Achab. Dans leur voyage en radeau, il sera question d’un fameux baril de cornichons à l’aneth, de camelots, de cadeaux elfiques, de café odorant, d’un nain maléfique qui arpente les campagnes la pipe au bec, de squelettes, de gobelins, et bien sûr de fromages. Une sorte de Trois hommes dans un bateau (jusqu’au chien), dont le Vaisseau elfique possède le même détachement ironique tout britannique (belle performance pour un auteur californien) – mais où vous risquez fort de croiser des trolls sur la rive. Et franchement, qui ne rêve pas de croiser des trolls ? Dénoncez-vous. Mais surtout, lisez-le d’abord, c’est mieux.

Lectures réconfort 16

Nous avons proposé à nos auteurs et collaborateurs de rédiger, s’ils le veulent, un court texte donnant un conseil de lecture genre « comfort books » pour le confinement, que l’on distillera au fil des jours…
Au tour de Sara Doke.

Le « comfort book » ultime aujourd’hui, pour moi serait L’Espace d’un an de Becky Chambers, à l’Atalante, ou comment passer un an enfermé dans un vaisseau tunnelier sans en souffrir, en compagnie d’un équipage essentiellement composé d’espèces extraterrestres. Tendresse, douceur, bienveillance et respect.
Dernière arrivée sur le Voyageur, Rosemary rencontre pour la première fois des êtres totalement différents d’elle, il y a peu d’humains sur le vaisseau, aussi exotiques qu’intrigants. Le technicien est amoureux de l’IA, le capitaine a une amante alien, le « plongeur » est double, la réparatrice adore les piments, le scientifique est odieux. Au cours de cette mission d’un année : creuser un tunnel de transport vers une nouvelle planète peuplée d’une espèce belligérante, la jeune greffière va apprendre à vivre dans un espace exigu mais convivial et découvrir de nouvelles manières d’aimer.
Roman feel-good par excellence, L’Espace d’un an nous fait découvrir le travail d’un autrice exceptionnelle qui parvient à construire des intrigues où la violence est absente des ressorts narratifs.
Ses deux autres livres, Libration et Chroniques de l’exode, sont tout aussi tendres et addictifs. Les deux premiers ont reçus le prix Julia Verlanger et la trilogie est lauréate du prix Hugo.

Lectures réconfort 15

Nous avons proposé à nos auteurs et collaborateurs de rédiger, s’ils le veulent, un court texte donnant un conseil de lecture genre « comfort books » pour le confinement, que l’on distillera au fil des jours…
Au tour de Chloé Chevalier.

L’Homme qui n’aimait plus les chats (Isabelle Aupy, Les éditions du Panseur) Petite pépite découverte cet hiver. Une île d’où les chats, mystérieusement, disparaissent. Puis leur « retour » — qu’ils disent ! — sous une autre forme, et le langage qu’on tord pour tordre les esprits, jusqu’à ce qu’une réalité, lentement, remplace l’autre. En révéler plus serait dommage, d’autant que l’opuscule se lit en une heure. Une métaphore multiple de notre vie contemporaine, des systèmes qu’on impose insidieusement, quels qu’ils soient, des désirs qu’on fabrique et force, et les voies qui nous restent pour résister à tout cela. Une fable, une parabole, qui n’est pas sans évoquer la nouvelle Matin Brun mais en résolument plus optimiste et ouvert.
Et puis un film, aussi, pour éclairer ces jours confis (un film ce n’est pas dans la consigne ? baste !) L’An 01 (collectif – Doillon, Resnais, Rouch, Gébé – 1971). « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste », tel est le sous-titre de ce film utopique et festif. Toute l’économie productiviste qu’on stoppe du jour au lendemain, une période de latence, et ce qu’on peut reconstruire ensuite, ça ne vous rappelle rien ?

Lectures réconfort 14

Nous avons proposé à nos auteurs et collaborateurs de rédiger, s’ils le veulent, un court texte donnant un conseil de lecture genre « comfort books » pour le confinement, que l’on distillera au fil des jours…
Au tour de Nicolas Labarre.

Pendant la période d’enfermement, je me trouve attiré par d’un côté par l’ancien, le beau, le noir et blanc et l’expérimental, et de l’autre par le feuilleton, le quotidien, le trivial. Tout l’entre deux — le grand spectacle un peu mou, les conventions étirées sur trop de pages ou de trop longues minutes — perd quant à lui de son attrait.

Personne n’a besoin d’une liste des grandes œuvres, même si c’est sans doute un bon moment pour relire Nabokov ou Thomas Hardy, mais je peux peut-être vous conseiller Cul de Sac (en anglais, ou dans une bonne traduction chez Delcourt), cette merveilleuse bande dessinée de presse publiée par Richard Thompson il y a dix ans. Thompson (mort en 2016), c’est l’héritier de Bill Watterson, un créateur pas tout à fait résigné au déclin des comics strips à partir de la fin du XXe siècle, et qui dessine avec un talent furieux.

Dans Cul de Sac, il raconte le quotidien d’une famille américaine nucléaire à la fois typique et absurde, pour des micro-récits souvent centrés sur les interactions entre des parents lunatiques et des enfants franchement étranges, Alice et Peter. C’est une recette éprouvée, exactement celle qui a fait le succès de la bande dessinée de presse depuis Buster Brown ou Pim Pam Poum, et c’est en partie cela qui en fait l’efficacité en cette période. On a déjà vu tout ce qui se passe dans un épisode de Cul de Sac, souvent en moins bien, mais ça n’a pas d’importance, car chaque récit ne dure qu’une bande, trois ou quatre cases, une petite blague ou une conclusion absurde. Il y a beaucoup d’histoires plaisantes dans Cul de Sac, et quelques moments mémorables qui ne sont jamais finaux, jamais figés. Quand Peter Oterloop passe Halloween avec un carton sur la tête pour offrir un « commentaire mordant du consumérisme », c’est à la fois un triomphe et la promesse d’autre strips sur le même sujet, dans les jours et les années à venir. En ce sens, le temps passe dans Cul de Sac. Il passe vite, dans une anormalité quotidienne joyeuse, mais en offrant simultanément une promesse de stabilité, de continuité. Art Spiegelman, dans Dans l’ombre des tours mortes, disait tout le soulagement que lui avaient procuré des strips du début du XXe siècle, la mémoire de l’avant-catastrophe. Pendant le confinement, Cul de Sac (mais aussi Calvin et Hobbes bien sûr), c’est la mémoire hilarante de l’exotisme magique d’un quotidien déconfiné.