Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Cette fois-ci, nous dérogeons quelque peu à la règle, car c’est deux de nos auteurs qui prennent la parole. Robert Darvel a écrit L’Homme qui traversa la Terre, paru en octobre, mais sous l’œil vigilant et bienveillant de Christine Luce (qui publie en février prochain un roman chez les Moutons électriques : Les Papillons Géomètres).
Christine Luce :
Aux Moutons, j’ai intégré l’équipe des inspecteurs de travaux finis, ceux qui en bout de chaîne s’acharnent à traquer la « pétouille » pour l’éradiquer des textes publiés. Il m’arrive aussi d’accompagner un auteur en cours d’écriture, ce qui ne fait pas de moi une escorte, plutôt une coureuse de fond. C’est ainsi qu’il y a quelques mois, je suis devenue la femme qui talonna l’homme qui rêva L’Homme qui traversa la Terre.
Avez-vous déjà poursuivi deux personnages, l’un réel et l’autre fictif, mais anguilles sous roche tous les deux ? Sans expérience, vous glisseriez dans une faille qu’ils auraient créée sous vos pieds alors que vous tentiez d’éviter les manigances d’un méchant de l’histoire, et l’on ne vous reverrait jamais !
J’appris à connaître M. Zèdre-Rouge, spécialiste en chausse-trapes qui s’achèvent au centre du globe. Heureusement, Robert Darvel, son auteur, m’est beaucoup plus familier. Pour tout avouer, nous travaillons souvent ensemble depuis l’anthologie Bestiaire humain, et nous échangeons nos rôles.
Robert Darvel :
J’ai croisé Christine 1) avant de savoir qu’elle s’appelait Christine ; 2) avant d’apprendre qu’elle vivait sur un objet céleste baptisé Flers-en-Escrebieux par un astéroïdologue facétieux ou enrhumé. La particularité de l’objet-Flers est d’être une zone réceptrice de toute la vie psychique dispensée à partir d’esprits approchant ou ayant approché ce que l’on nomme l’Imaginaire. C’est-à-dire la partie très sensible de la conscience.
Le don de Christine est de savoir écouter chaque émanation psychique particulière.
Je ne suis pas passé loin d’elle lors de mon voyage vers Mars — et bien que les fakirs m’aient plongé en catalepsie, elle a réussi à établir le contact ; depuis ce moment-là, la connexion grésille, têtue et indestructible, dans l’éther.
Posez-nous (encore une fois) sur Mars, nous y ferons pousser bien autre chose que des pommes de terre devant lesquelles se pâment et la NASA et Hollywood.
Nous avons échangé, selon le processus qu’elle vient d’évoquer, à propos des mille premières pages de mon autobiographie Le Retour du Prisonnier de la planète Mars, un travail encore in progress, destiné, comme L’Exégèse de Dick, à être publiée de manière posthume. (J’avais à peine trente ans en 1908 ; vous conviendrez que ce posthume est destiné à être celui de beaucoup d’entre vous.)
Puis ce fut pour « Hors des eaux » in Bestiaire Humain.
Christine Luce :
L’affaire de l’HQTLT (nom de code pour L’Homme qui traversa la Terre) commença en mars, quoi de plus naturel pour Robert Darvel, lequel est né à la littérature quand il s’est libéré de sa geôle en 1908 pour écrire au XXIe siècle ; car Robert Darvel était Le Prisonnier de la planète Mars raconté par Gustave Le Rouge.
Francis Lacassin disait que « Les desseins de Le Rouge sont à la fois plus complexes et moins didactiques », je dois alors vous préciser, dans cette évasion à travers le temps, que son héritier a endossé l’identité du héros pour se métamorphoser en romancier et écrire des récits d’aventures à la démesure des « hypermondes perdus », comme les nomme Serge Lehman.
Vous savez désormais à quelles péripéties je m’attendais lorsque je reçus le premier chapitre d’une histoire qui promettait de percer les secrets des profondeurs terrestres.
Robert Darvel :
Une pré-parenthèse pour souligner combien il est extra d’écrire pour une lectrice unique dont la précieuse prunelle est composée d’autant de cellules qu’il y aura de sensibilités diverses dans le futur lectorat. Combien j’ai surveillé à être clair dans mes intentions et dans mon écriture ; comment certain angle de narration a trouvé sa justesse nécessaire grâce à elle. Par exemple, si le premier voyage dans la roche de l’altérac Octave est aussi prenant pour le lecteur, c’est grâce à une remarque de Christine, à propos du narrateur devenu trop invasif.
Christine Luce :
Une parenthèse pour expliquer l’exaltation qui me happe quand je découvre, bien avant tous, une histoire en cours d’élaboration. Je n’imaginais aucunement que lire pas à pas le récit en gestation d’un auteur me passionnerait autant, les Moutons électriques me l’ont révélé.
Ce travail — car il demeure une tâche utile à la publication, ne doutez pas de l’importance de prodiguer les meilleurs soins à chaque texte destiné au public — m’emplit de joie : bien loin d’un triste « emploi » rémunérateur, il est une source de plaisir littéraire quand je m’investis dans la démarche créative d’autrui, la comprends (c’est-à-dire autant qu’on puisse assimiler la pensée venue d’ailleurs) et l’admire. Mon unique objectif se consacre à l’amélioration de ce qui existe déjà, en offrant un point de vue extérieur qui se refuse à devenir intrusif. Je propose, l’auteur dispose.
Avec Bob Darvel, la complicité s’est établie aussitôt.
Robert Darvel :
Elle est bien modeste, la belette intersidérale : j’ai tenté, de mon côté, de lui offrir cette même relecture, pour ses Papillons géomètres. Rien n’y fait : mon œil n’est pas aussi élaboré que le sien. Si je réussis à être subtil dans mes remarques quant à son écriture, je le suis de manière largement moins juste. Elle a donc un talent qui m’est refusé. Qu’elle l’use à mon endroit me réjouit.
Au point que s’avancent vers elle, sans qu’elle le sache encore, les femmes de cuir et d’osier de mon prochain roman.
Christine Luce :
Une gracieuse amoureuse, Emerance, et un rhinocéros souffrant, Dürer, ouvrent le spectacle au lever du rideau par leur relation de prime abord improbable. Quelques mots et je décroche de la réalité quotidienne au profit d’une autre, extraordinaire. J’entamai la lecture déjà séduite.
De mars à juillet, les épisodes se sont succédé, dans la plus sympathique tradition des romans à suivre chère aux journaux, jusqu’à l’expédition pour l’impression de la jolie maquette réalisée par Melchior Ascaride et Mérédith Debaque, supervisée par le boss, André-François Ruaud, un travail d’équipe aussi chaleureux que gratifiant. Plusieurs mois d’échanges fréquents entre Robert Darvel et moi, de mails, de conversations téléphoniques, de blagues à deux sous, de fous rires et de discussions passionnées à propos de l’acte d’écrire.
Une bien belle aventure en coulisses pendant la grande traversée de la Terre.
Ah ! quel lien unira Emerance et Dürer, vous demandez-vous ?… Si vous me permettez un conseil tout à fait objectif (sic), lisez le roman, mais je vous dévoile en toute confidence que ces deux personnages auront à souffrir de la cruelle indifférence des hommes.