par Vivian Amalric
Dans la formation de votre goût, les littératures de genre ont toujours été importantes ? Laquelle vous a tout d’abord séduit ?
On peut le dire ainsi, c’est vrai : pour moi la notion de « littératures de genre » a finalement toujours été centrale, il me semble que j’ai toujours plus ou moins réfléchi en termes de « niche », de « genre », ça a commencé par la « Bibliothèque rose » — le Club des 5, par exemple, et l’insurpassable Fantômette. De nos jours on dirait que c’est du polar. Idem ensuite avec la « Bibliothèque verte », bien entendu, puis les Sherlock Holmes, les Arsène Lupin, les Fantômas, tout Agatha Christie lu d’une traite lors d’une crise de foie chez mon grand-père maternel… Donc, le roman policier, au départ. J’étais môme dans les années 60-70 et forcément, à cette époque la littérature de genre c’était essentiellement le roman à énigme, la science-fiction n’était encore guère visible (je l’ai découverte lors de séquences télé présentées par Jacques Sadoul, « Gens de la Terre, bonjour ! » disait-il d’une voix nasillarde), la fantasy tout simplement inconnue… Ces genres existaient, mais ils n’étaient pas très identifiés, pas bien désignés. Mon étape suivante fut donc la science-fiction, avec les découvertes successives de certains « Signe de Piste » d’anticipation, puis Grenier, Pelot, Léourier, William Camus… En même temps que Bob Morane et Doc Savage, les premiers J’ai Lu de science-fiction et le Fleuve Noir « Anticipation » (j’ai conservé mon premier : Les Zwüls de Réhan par Gabriel Jan, ah ah ce titre ! Ça date de 1975)… Une fois plongé dans la SF, je n’en suis plus jamais réellement ressorti. C’est devenu une passion — pas la seule, la littérature en général me fascine, me passionne, mais au sein de tous ces livres la science-fiction domina longtemps mon paysage mental.
Alors, comment est né votre goût pour la fantasy ?
Plus tardivement, c’est forcé, puisque le genre n’a émergé qu’au début des années 1980. Adolescent j’avais lu et relu et relu, sept fois, le Seigneur des Anneaux, et j’avais soif de lire d’autres œuvres un peu du même acabit… mais où en trouver ? Je trouvais vraiment étonnant qu’il n’y ait rien qui sorte en France, presque pas de nouvelles de fantasy dans les pages du mensuel Fiction, alors que celui-ci était censé être l’édition française d’une revue américaine intitulée Fantasy & Science Fiction… En fait, il y avait une censure de la part des directeurs de collection de l’époque, tous fans purs et durs de science-fiction et adversaires de la fantasy, il y avait une étrange idéologie anti-fantasy dans le milieu SF français. Alors du coup, je me suis mis à lire en anglais : pas le choix ! Des amis m’avaient déjà persuadé qu’il fallait que je me mette à l’anglais, eux se dirigeaient plutôt vers la littérature d’horreur, pour ma part c’est dans la fantasy que j’ai foncé de manière assez avide, j’avais dévoré toute la science-fiction et soudain un nouveau champ s’ouvrait à ma curiosité.
Quel âge ont maintenant les Moutons électriques ?
Douze ans.
Et quelle fut l’impulsion de départ, pour la création d’une telle maison d’édition ?
Question complexe, mais pour faire simple, disons : la science-fiction ou, comme on aime à les qualifier maintenant, les « littératures de l’imaginaire ». Je suis depuis toujours un grand amateur de SF et de fantasy, le co-fondateur principal, le directeur littéraire Patrice Duvic, était un pilier de cette culture-là en France, et la plupart des associés qui nous rejoignirent pour constituer le capital de la maison l’étaient également. Il n’y avait donc pas d’ambiguïté : notre credo, notre créneau, ce serait principalement les littératures de l’imaginaire.
Ah, mais pourtant dès le départ vous avez lancé une collection policière, pourtant ?
J’ai bien dit que la question était complexe : oui, bien sûr, le polar était une autre littérature qui nous attirait, et avec Xavier Mauméjean nous avions un projet de collection originale, la « Bibliothèque rouge ». Bien nous a pris de la lancer : c’est elle qui fit vivre les Moutons durant les premières années, c’est très paradoxal mais c’est ainsi, les Moutons électriques construisirent tout d’abord leur (petite) renommée sur la base d’une collection qui était surtout présente dans les rayons polar.
Mais pourquoi avoir créé une maison d’édition, n’y en avait-il pas déjà assez comme ça ? Pourquoi n’avoir pas été travailler dans une grosse maison parisienne, par exemple ?
Deux raisons très simples à cela : primo, j’avais grandement envie de devenir mon propre patron, j’en avais plus qu’assez des médiocres que j’avais eus sur le dos durant trop d’années en tant que libraire de BD, tous ces illettrés qui vendaient de la BD comme ils auraient vendu des chaussettes, je n’en pouvais plus de tant d’arrogante bêtise. Secundo, il fut question que je « monte » à Paris, oui ; en fait on m’avait proposé la direction du Fleuve Noir… juste avant que cette maison ne soit démantelée ! Je l’ai échappé belle. Puis j’avais essayé de fonder deux collections dans un petit groupe, l’une de polar, l’autre de fantasy, les travaux ont été assez loin… et jamais rien ne s’est fait, la patronne du groupe ne prenait jamais de décisions, ses deux directeurs ont démissionné, tout s’est arrêté. J’en ai eu assez de tous ces rendez-vous sans issue, il me fallait avancer et prendre mon indépendance.
Alors, douze ans plus tard, quelle impulsion maintenant ?
Je dirai : plus que jamais les littératures de l’imaginaire. Beaucoup de choses ont changé dans le paysage éditorial, beaucoup de choses ont évolué aussi dans la manière dont je considère mon travail. Par exemple, j’aime affirmer que je suis un « éditeur », par opposition à pas mal d’autres qui ne sont que des « publieurs ». Je ne suis pas le seul ni le premier à faire ce distinguo, dois-je préciser : un soir que je discutais avec lui, le boss des éditions Cornélius, Jean-Louis Gauthey, s’étonna de m’entendre en faire usage, car lui-même avait consacré un article d’une de ses revues à cette différence cruciale entre « éditeur » et « publieur ». Pour revenir à l’impulsion, je n’ai bien entendu rien perdu de mon goût pour le roman policier, mais le marché français n’en veut plus, hélas — je parle bien du roman policier, hein ? Pas du roman noir, qui justement constitue l’exclusive idéologie acceptée dans les librairies français. Moi ce que je préfère, c’est pourtant le bon vieux roman à énigme, les enquêtes, et bien qu’il existe un véritable revival dans les pays anglo-saxons pour le polar « Golden Age », ici c’est une branche tristement boudée de la littérature policière. Alors tant pis, après pas mal d’essais en la matière je laisse tomber ; même notre « Bibliothèque rouge » ne marchait plus suffisamment. Et comme dans le même temps, le marché des essais s’étrécissait comme peau de chagrin, les circonstances nous ont conduits à repenser notre approche, à nous concentrer essentiellement sur le roman d’imaginaire. Je dis « nous » car je ne suis plus seul : mon co-directeur littéraire, Julien Bétan, et mon assistant éditorial, Mérédith Debaque, participent pleinement à la définition du boulot des Moutons électriques, et d’autres encore me conseillent, dirigent ponctuellement des ouvrages, c’est important ; j’appelle ces conseillers mes « éminences grises ».
Vous publiez des romans depuis le début, pourtant ?
Oui, mais au début, ça ne marchait pas trop, chez nous : il a fallu la sortie consécutive du Tancrède de Bellagamba, du Faiseur d’histoire de Fry et, surtout, des premiers Jean-Philippe Jaworski, Janua Vera et Gagner la guerre, pour que les Moutons électriques « percent » sur le marché du roman. La route fut assez longue, en fait. Nous avons bâti lentement, patiemment, une collection : la « Bibliothèque voltaïque ». Et aujourd’hui, je crois que nous arrivons enfin à un beau résultat ; à quelque chose qui semble de mieux en mieux reconnu, en tout cas.
Le résultat d’un long travail, donc ?
Absolument. Mais… pas seulement, à mon avis : c’est (aussi) ça qui est assez formidable. D’un côté, il y a eu de notre part une véritable recherche de ce que nous voulions, un apprentissage du niveau correct des manuscrits que nous devions accepter, de la manière dont les retravailler avec les auteurs, un affinage de notre exigence, une découverte progressive de ce qui finalement devait faire notre identité littéraire… Et c’est passé, bien sûr, par une concentration sur la création francophone. Des plumes comme Jean-Philippe Jaworski, Cédric Ferrand, Estelle Faye, Stefan Platteau… ont commencé à vraiment se dégager, à se faire remarquer… Et puis maintenant, j’ai l’impression que nous parvenons réellement à nos fins, à la construction d’un très beau mouvement de littérature de l’imaginaire francophone, avec des auteurs qui n’ont rien à envier aux Anglo-saxons. Au contraire, je pense que désormais on peut comparer favorablement la mouvance francophone et la mouvance anglo-saxonne. Il y a encore quelques années, il aurait été outrecuidant de prétendre ça. Mais, et c’est pourquoi je tenais à dire « pas seulement », tout notre travail s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’émergence d’une génération d’auteurs décomplexés d’écrire de l’imaginaire. Enfin, le terme de « génération » n’est sans doute pas le bon, car les auteurs qui débutent en ce moment ont des âges très variés. Mais il est impossible d’utiliser le terme « école », ce serait nier l’individualité, les parcours très distincts de tous ces auteurs. Alors que c’est justement ça, qui est très fort : de nos jours on accède vraiment à une littérature de l’imaginaire très mature, très aboutie, avec des voix originales. Nos amis de chez Mnémos mènent depuis toujours ce « combat » littéraire, c’est à eux que l’on doit historiquement toute l’émergence d’une fantasy française : les Gaborit, Calvo, Colin, Kloetzer, Heliot, Mauméjean, Niogret… Et ils continuent de nos jours, avec des écrivains comme Cerutti, Tomas, Ouali, Arthur, Chavassieux et tant d’autres… Idem chez ActuSF, je crois que l’on peut réellement dire que les trois éditeurs du collectif « Indés de l’imaginaire » sont à la pointe de la création francophone, c’est notre passion commune, notre moteur principal. Avec d’autres auteurs un peu partout, plus sporadiquement.
Vous avez l’air enthousiaste ?
Eh bien oui, en ce moment je le suis. Lors du dernier salon de Sèvres, notre graphiste, Melchior Ascaride, m’exprima à quel point il se sentait épaté par la qualité de tous les romans qu’on lui faisait lire pour ses prochaines couvertures. Et ce simple recul, d’un coup, m’a fait réaliser que bon sang oui, c’était incroyable, tous ces textes formidablement bons qui allaient débouler dans notre catalogue en 2017 et même déjà pour 2018, tout ce travail énorme qui soudain prend corps, semble porter ses fruits. Alors enthousiaste est le mot : c’est fou en fait, j’ai l’impression que l’on est en train de vivre une sorte d’âge d’or de la SF-fantasy d’expression française, qui se déroule là, sous nos yeux.
Tout va bien, alors ?
Ah ah, si seulement ! Hélas, la situation ne cesse de se dégrader économiquement, en librairie. C’est paradoxal, assurément : on se bat sans cesse pour nos niveaux de vente, seule une minorité de librairies défendent nos genres, et dans un environnement aussi difficile, aussi fragile, sous pression financière constante, on assiste pourtant à une belle éclosion, à une renaissance littéraire. Tout l’enjeu des mois et années à venir, ça va être de le montrer, de légitimer ce mouvement aux yeux des relais commerciaux, de soulever un peu le plafond de verre de la culture dominante…