Si vous en avez loupé la lecture au sommaire du magazine gratuit L’Indé n°9, le site ActuSF reprend le texte de Brice Tarvel sur son roman Pierre-Fendre. Lequel va aussi être chroniqué dans Le Monde. Et l’auteur sera invité dans « Mauvais genres » (France Culture) le 23 septembre. Il sera en signature le 23, justement, à la Dimension Fantastique (Paris) et le 30 à la Zone du Dehors (Bordeaux).
Archives mensuelles : août 2017
Sherlock Holmes aux Enfers (Nicolas Le Breton)
Il désignait le vieux meurtrier, le premier en ces lieux. Belzébuth grogna :
« Qu’est-ce que j’en s…
— Cet insecte, interrompit Holmes, quand arrive-t-il sur un corps inerte ? Cinq heures, six heures après ? »
Belzébuth pencha la tête de côté. On aurait pu jurer que ses yeux multiples, si c’était possible, s’agrandissaient de surprise :
« Ah ? Oh, mais pourquoi ? »
Avec peu de patience, Holmes dut réitérer son explication. Cela provoqua un regain de bruissement d’ailes chez le seigneur des mouches :
« C’est une bonne idée, tiens, commenta-t-il. Mais, ces corps, là, ils ne peuvent pas être…
— … morts ? C’est l’idée. Mais répondez plutôt. À quel stade de la putréfaction ce noble insecte infernal commence-t-il à s’intéresser aux chairs abandonnées ? »
Le seigneur Belzébuth tiqua, peu habitué à être traité aussi cavalièrement. Puis une singulière nuance d’intérêt teinta son expression — pour autant que cette dernière puisse être déchiffrée. Il se décida à répondre :
« Je dirais que mes petits chéris à dix pattes se jettent sur les membres coupés — ceux qui ne sont pas redévorés, s’entend bien — avant que cela ne devienne raide, et tout à fait froid.
— Avant la rigor mortis, évalua Holmes. Deux à trois heures. Ou davantage… avec l’humidité qui règne ici ! Hum, cela est donc cohérent avec la livor mortis, et l’accumulation de sang maximale en dessous… »
Le reste se perdit dans un marmonnement. Holmes s’absorba en calculs, assisté par Phosphoros qui lui tendait le Mégnin déployé sur ses tables de calcul.
« Mais où êtes-vous ? », susurra Belzébuth. Le roi des Enfers n’en saura pas davantage : d’un geste, Holmes fit mine à Sammaha de couper le lien sigillé. Le succube détruisit le symbole d’un balayage hâtif. La face du seigneur des mouches s’effaça.
Restait à Holmes à comparer. Il examina les corps les uns après les autres. Il se penchait au-dessus d’un adolescent, quand un détail capta son attention : un ver bien vivant sortait de la bouche immobile. Un ver affreux, velu et garni d’une gueule dentée, tout entier vision de cauchemar. Qui s’évanouit dans l’air, en un petit nuage irréel.
Holmes ouvrit grand les lèvres, plongea sa loupe entre les dents inertes du cadavre, observa avec minutie. Il claqua des doigts :
« Phosphoros ? »
L’ange déchu claudiqua jusqu’à Holmes et Mary. Sherlock demanda l’une de ses épingles à cheveux à Mary. Elle obtempéra : une de ses mèches retomba souplement, barrant son visage d’un éclair doré, ce qui ne laissa pas de troubler Holmes, qui se remémora l’étrange balafre apparue puis effacée.
Il chassa ces pensées. Muni de l’épingle, Holmes la plongea avec mille précautions dans la gorge du mort. Au moment où le majordome infernal parvenait à leur niveau, Sherlock Holmes exhiba sa découverte au bout de la pince transformée en lancette.
Un morceau de fruit blanchâtre, marbré de veines brunes de pourriture, et partiellement mâché. Trois ou quatre vers semblables à l’autre faisaient leurs délices de ce repas immonde.
Sans l’anneau d’argent à leur doigt, nul doute que Holmes comme Mary ne se soient jetés sur le morceau pour le dévorer à leur tour, asticots et pupes y compris… Ses sucs exhalaient un attrait irrésistible sur les sens, faisant oublier sa corruption avancée.
L’ange déchu et le démon succube sursautèrent, en proie à la surprise et au choc les plus absolus. Puis Sammaha se jeta en avant, droit sur le morceau de fruit pourri. Le bâton de Phosphoros intercepta le succube au vol, l’assommant pour le compte. Phosphoros tourna alors toute son attention sur le fruit.
Une aura de puissance terrible entoura le majordome, occultant la roche et les cadavres derrière lui. — une étrange lumière grise, qui vira au blanc, puis rosit, s’acheva en un rouge profond. Enfin, comme si Phosphoros reprenait le contrôle de ses réactions, la force qui faisait trembler l’air autour de lui, bourdonnait dans les oreilles et remuait les tripes des témoins présents, cette force reflua, disparut comme si elle ne s’était jamais manifestée.
Il reprit sa longue trique tombée au sol, embrocha le bout de pomme corrompue de la pointe, comme pour se défendre lui-même d’y toucher. :
« L’affaire est plus grave que je ne le pensais. Nous avons audience. Audience avec Satan. »
Oooh c’est fou
Un miracle estival : ayant surmonté l’adversité bancaire, eu raison des tracas administratifs et vaincu la complexité informatique… les Moutons électriques proposent enfin sur leur site le paiement par carte bancaire (en plus de Paypal), mais oui, c’est fou !
Pierre-Fendre, une route originale de plus (par A.-F. Ruaud)
Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Cette fois-ci, André-François Ruaud vous parle de la genèse de notre sortie d’août, le génial roman de fantasy par Brice Tarvel : « Pierre-Fendre« .
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Cette année, dans le cadre de l’opération « Rentrée de la fantasy française », nous avons choisi de publier un roman non pas d’un « jeune auteur » mais bien au contraire, d’un formidable vétéran des littératures populaires. Scénariste de BD, continuateur de Bob Morane et de Harry Dickson, romancier dans diverses maisons (et en particulier deux tomes de toute beauté chez Mnémos), Brice Tarvel est quelqu’un qui, par sa célérité de plume, l’ambition de son imaginaire et son goût pour les mots, nous intéressait depuis un moment — un jour, il y a environ une année de cela, je lui ai proposé de nous écrire un roman. À quoi il a répondu que bien volontiers, mais que voulions-nous ?
Un instant pris de court, je lui ai répondu ceci : « J’ai réfléchi, et ma foi, non seulement j’aimerai vraiment bien que tu nous écrives un roman… et un roman de quoi ? De fantasy t’avais-je dit. j’irai plus loin : j’aimerai bien que quelqu’un, toi donc peut-être, nous écrive une sorte de Gormenghast à la française. Un roman de fantasy qui se lise seul, sans suites, et qui se place entièrement dans un château géant, immense… cela t’inspirerait-il? »
Et onze jours plus tard, très exactement, je recevais un premier synopsis de « Pierre-Fendre« . Ça, c’est du pro.
Brice Tarvel a pour usage de se laisser emporter par son imagination — et le résultat, sur les bases de ce synopsis, dépassa mes attentes : j’avais évoqué une sorte de Gormenghast à la française (en référence au chef-d’œuvre de Mervyn Peake), mais en lisant son manuscrit, j’ai également découvert qu’il était allé plus loin dans le genre de choses qui me plaisent… Et là, il me faut faire un aparté afin de bien vous expliquer : lorsque j’avais mené des relectures de fantasy américaine des années 80-90 (ce qui conduisit à mon choix de Lisa Goldstein comme autrice étrangère à essayer d’imposer dans notre propre catalogue), j’avais relu les deux premiers tomes de la série inachevée de James Stoddart, que j’avais autrefois adorée. Et j’avais été cruellement déçu : le sous-texte fortement réactionnaire m’avait sauté au visage (hystérie anti-communiste et amour des élites), cet auteur n’était hélas pas publiable. Et voici (fin de l’aparté) que Brice Tarvel développait dans son propre roman certains des aspects les plus attachants de l’univers de Stoddart, sans l’avoir jamais lu (assurément) et bien entendu, sans aucun des relents fachos (deux de ses persos sont même gays, d’ailleurs). Le bonheur, quoi !
Et enfin, le résultat, ce Pierre-Fendre, c’est pour moi la confirmation que j’avais vu juste : Brice Tarvel est réellement une plume taillée pour les Moutons électriques ; une route originale de plus dans un catalogue qui, finalement, se spécialise dans l’exploration hors des chemins battus. Un roman de lecture jouissive, à la langue robuste, et qui file sans rien demander à personne : une œuvre, quoi. De la littérature de l’imaginaire, ou « littérature » et « imaginaire » sont bien à égalité, et c’est ce qu’il faut.
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Pour en savoir plus : http://www.moutons-electriques.fr/pierre-fendre