Le 19 février, les Moutons électriques rééditent en deux beaux et gros volumes à la souples et colorés les 5 romans qui forment le cycle de Tyranaël, plus comme en bonus le recueil de contes qui va avec. Cette œuvre majeure de la science-fiction francophone n’était jamais parue qu’au Québec : la voici qui arrive enfin en Europe, et nous avons un peu interrogé Élisabeth Vonarburg à cette occasion.
– Si nous avons bien compris, le sujet de base de Tyranaël est né lors d’un rêve, dans votre jeunesse ?
Après avoir découvert la science-fiction et, moindrement, la fantasy, à quinze ans (via Le Matin des Magiciens de Pauwels et Bergier), j’en ai lu de manière intense pendant un an, et j’ai ensuite en effet fait ce rêve dont il ne m’est resté qu’une phrase de deux lignes à peine.
– Et vous avez ensuite rédigé une masse considérable de texte ?
On s’entend bien : on parle ici de l’origine du bidule, il y a cinquante-sept ans. Je ne vais pas prétendre en avoir un souvenir net. La phrase oui, parce que je l’avais consignée dans mes carnets zintimes de l’époque. Mais ce que j’ai fait ensuite… L’histoire que je me raconte est celle-ci : j’ai tout de suite imaginé quelque chose de gigantesque (il y avait tout une planète !), et des nouvelles de tailles inégales avec des ellipses temporelles entre elle pour raconter l’histoire. J’ai commencé une liste de personnages, en les décrivant physiquement et psychologiquement, en leur donnant un passé… Mais surtout j’ai dessiné une carte de la planète au complet, sur laquelle il fallait placer des noms et j’ai donc commencé à inventer la puis les langue(s) de cette planète. Tout ça en même temps, une chose menant à l’autre : un nom de lieu donne une histoire, qui donne des personnages dont il faut trouver le nom qui leur donne une histoire qui les envoie dans des lieux et ça recommence. La création de monde, en fiction, ne se fait pas en sept jours bien ordonnés (sauf chez les maniaques). C’est un processus chaotique, tourbillonnaire… et qui a duré en l’occurrence des années, pour moi, avec des modifications incessantes du substrat “scientifique” qui modifiait les histoires, ce qui amenait à d’autres modifications du substrat etc., plus les lectures, fiction ou non-fiction, les apprentissages personnels, tout le barda. Quelques-uns de ces brefs “ur-textes” rédigés entre seize et dix-huit ans peuvent se lire sur mon site de nooSFere.
Dans la mesure où c’était juste une méga-histoire que j’avais envie/besoin de me raconter à moi-même sans souci de publication ou même de lecture par autrui, dans la mesure où ça a été mon refuge pendant les années difficiles de la fin d’adolescence et début d’adulteté, il n’y avait pas de limites. Quel pied ! Et Pierre Versins, qui avait lu la toute première version, m’avait dit “Continue, tu as encore beaucoup d’histoires à raconter” – la permission d’écrire ! Les textes ont donc été écrits, et réécrits, et allongés, sur une période de quatorze ans pour la “dernière” version, une trilogie d’environ 1500 pages. C’était la quatrième version. Je les écrivais du début à la fin puis de la fin au début etc. – c’était possible puisque c’était modulaire – et j’ai donc terminé par le début la quatrième version ! Après quoi j’ai rangé, avec une certaine mélancolie. J’avais beaucoup appris avec ces histoires, dont le décor et les personnages me restaient chers comme une enfance ou une origine inventée, j’avais appris à écrire et j’avais appris en grande partie quels étaient les motifs qui m’animaient. Mais j’avais trente ans, j’avais terminé, et je pouvais sans doute passer à autre chose. Et puis, 1978, c’est l’année où une femme s’est révélée être James Tiptree Jr, et où les questionnements féministes commençaient à sérieusement me turlupiner. Ce qui deviendrait Chroniques du Pays des Mères est né à ce moment-là, et Le Silence de la Cité en a découlé. Qui a gagné ses prix au Québec et en France au début des années 80. Tout qui s’est enclenché là (avec aussi la chanson, qui a pris beaucoup de place pour moi pendant une décennie et demie, et le doctorat en création) m’a emmenée ailleurs.
– Quel tri avez-vous effectué en fin de compte et n’y aurait-il pas eu matière à écrire encore d’autres volumes dans ce cycle, pourquoi vous être arrêtée à cinq romans ?
Cinq romans c’est déjà beaucoup (trop, diront d’aucunes) ! Il n’y a pas eu de tri, puisqu’en réalité l’ensemble est le résultat d’un processus d’accrétion qui s’est donc étalé, pour la version publiée, sur trente-quatre ans. Le seul texte mis à part, ou du moins une version mise à part de ce qui s’est retrouvé en partie sous une autre forme dans l’ensemble, a été publié dans L’Année 1990 de la science-fiction et du fantastique québécois (« Un bruit de pluie »). Il y a eu réarrangements des modules qui sont devenus des chapitres dans des parties dans des volumes, mais pas de tri. Et certes, il y aurait eu de quoi écrire davantage – j’ai d’ailleurs écrit certains des contes et mythes évoqués dans la pentalogie, en y ajoutant quelques autres (Contes de Tyranaël) ; et j’ai écrit au moins une nouvelle (de fantasy !) dans le cadre de Tyranaël (“La mort aux dés”, Solaris #171, 2009). Il y a l’exemple de Tolkien, n’est-ce pas. Mais je n’allais pas faire un Silmarillion ! je dirais que mon investissement n’était pas du même ordre. J’ai envisagé, à un moment d’assèchement scriptural caractérisé, d’écrire des nouvelles qui se passeraient sur Tyranaël ou Virginia, après les événements de la pentalogie. Je les ai même imaginées. Ça m’a nourrie pendant un moment. Mais je ne les ai pas écrites, et je ne les écrirai pas. J’aurais l’impression d’exploiter. Ce serait quelque chose… d’outilitaire. Ces histoires imaginées existaient seulement pour moi, pour me servir de béquille psychologique pendant un temps, elles n’existaient pas vraiment par elles-mêmes, elles n’avaient pas… comment dire… leur propre étincelle de vie. Évidemment, cette étincelle vient toujours de moi, des Tréfonds de mon Subplancher, mais pour que je puisse écrire une histoire, même maintenant, il faut qu’il y ait ce mouvement intérieur, ce besoin qui n’est pas simplement celui de me faire plaisir, ou de me réconforter (comme ces histoires tyranaëliennes avortées, donc). J’ai quelque chose à me dire, et je dois trouver quoi en écrivant l’histoire, ou enfin, en la remue-méningeant, d’abord, puis en l’écrivant.
– À quel moment, sur quelle impulsion, Tyranaël est-il passé du stade d’univers personnel et intime au matériau de fictions à publier ? Est-ce un éditeur qui vous a poussée, ou bien d’autres circonstances ?
En 1994-5, Jean Pettigrew sévissait chez un éditeur québécois où il dirigeait une toute nouvelle collection de genre. II cherchait de quoi publier. Il m’a dit : “Tu n’as pas un grand machin qui traîne depuis des lustres, toi, Tyranaël ?” C’était un peu l’Arlésienne de la SFFQ, ce non-bouquin. On savait que ça existait, des petits extraits en avaient été publiés (« Marée Haute », Requiem #19, 1978), “L’œil de la nuit” (qui est en partie la conclusion du dernier volume final) avait gagné en 1977 le prix Dagon, (futur prix Solaris), Norbert Spehner, qui avait lu l’avant-dernière version de 1978, avait manifesté publiquement son enthousiasme… J’ai pensé ah tiens oui pourquoi pas. Non, en fait, je ne sais plus ce que j’ai pensé, Mais l’histoire que je me suis racontée après, c’est que je me suis dit “bon, j’ai cinquante ans, il serait peut-être temps de voir si cette chose tient toujours le coup et où j’en suis par rapport à mon enfance littéraire”. Ce qui est sûrement plus décoratif comme motif que, “yé, trois volumes, je vais me faire un peu de fric”, tout en n’étant pas faux. J’ai donc relu le bidule et, à ma grande surprise – et joie –, tout cela me parlait encore. Le mouvement intérieur était là, ce qui voulait dire que je n’en avais pas vraiment fini avec ces histoires. Je me suis donc allègrement embarquée dans le truc. Avec la volonté bien arrêtée d’affermir son aspect SCIENCE-fictionnel. J’avais un ami scientifique galopant, écosystématicien, le formidable Norman Mohlant. Il a accepté de m’aider et je lui en suis éternellement reconnaissante : cette dernière et ultime version ne serait absolument pas ce qu’elle est sans lui. Notre interaction a été la plus fructueuse de toutes celles que j’ai pu connaître dans le domaine : mon imagination rebondissait sur son savoir, ses spéculations scientifiques sur mon imagination et de hop en hop… c’est devenu cinq volumes (ce qui n’était pas prévu au départ.)
– Et un oratorio ? Il y a un oratorio ? Comment un tel projet est-il né ?
Eh oui, il y a un oratorio de Tyranaël, créé en 1999. J’ai à Chicoutimi un ami excellent musicien et compositeur, Jean-Pierre Bouchard, avec qui j’ai travaillé à plusieurs reprises. Et il m’a proposé ce projet. J’ai accepté avec une enthousiaste curiosité. Et je n’ai pas été déçue ! Le texte parle de celles et ceux qui partent avec la Mer pour s’y fondre. Très lyrique… Un an après la mort de ma mère. Il y avait comme un rapport.