Passeurs

En tant qu’éditeurs, nous nous considérons comme des passeurs. Et pour nous attribuer les mots de Philippe Le Guillou : « Passeur de mots et d’œuvres, passeur de textes, d’univers, d’expériences humaines et d’imaginaires », voilà notre profession de foi.

Ainsi, lorsque nous publions en 2021 la traduction d’un roman californien de 1989, La Ville peu de temps après de Pat Murphy, c’est bien dans ce rôle de passeurs : un roman d’une grande beauté, qu’aucun éditeur français n’avait remarqué et qu’il nous brûlait de longue date d’avoir l’occasion de proposer… Un roman qui parle de San Francisco, où l’autrice « le fait avec beaucoup de subtilités sans que l’on sache vraiment ce qui est réel ou non, utilisant une touche de magie troublant la frontière entre rêve et réalité. La ville devient mouvante et se métamorphose peu à peu grâce aux artistes. Pat Murphy réinvente San Francisco, en la rendant vivante mais aussi fascinante sous l’impact de l’art » (blog Au pays des cave trolls) et qui fait l’objet de beaucoup de coups de cœur depuis sa sortie chez nous.

En tant qu’éditeurs, nous sommes aussi des passionnés de livres — non seulement des textes, mais des objets. Pour une deuxième fois citer un bel essai de Philippe Le Guillou (Le Passeur, 2019) : « Mais une bibliothèque est rarement immatérielle et intangible, les livres sont des objets que l’on déplace et que l’on manipule, sur lesquels on écrit même parfois, ils ont une existence dans le monde des choses matérielles avec des couvertures, des pages, une certaine qualité du papier, une rareté, une fragilité, un prix. » Nous aimons la beauté des livres, qui pour nous ne sont pas simplement des pages en papier quelconque avec une mauvaise colle et une carte trop fine, assemblées au moindre coût afin de consolider une rentabilité, non, et ainsi admirons-nous des confrères éditeurs qui, comme Monsieur Toussaint Louverture ou Éditions 2024, soignent formidablement leur production. Dans cet esprit, en ce mois de décembre nous proposons deux projets peaufinés et relativement luxueux, l’un rêvé de longue date et l’autre profitant d’une contrainte spécifique pour en faire une belle opportunité.

Le premier, c’est une réédition d’un recueil « culte » d’un auteur bien trop peu connu, Timothée Rey, formidable chantre d’un univers de contes de fées où la société féerique aurait progressé au même rythme que la nôtre : il suffit de lire la nouvelle introductive, ce voyage en bus au milieu des tiges de haricot géant, et le danger que constitue la chute des cosses, pour saisir toute la cocasserie et l’intelligence de cette fiction. Truculence, impertinence, émotion, humour : Des nouvelles de Tibbar est absolument à redécouvrir, un livre fort et précieux, auquel nous donnons une édition cartonnée avec dos rond semi toilé, et des illustrations originales de notre camarade Patrick Larme (compagnon de route des Moutons électriques de longue date, cf. ses dessins dans le Dico féerique). C’est également cela, être un éditeur : la fidélité à des auteurs.

Quant au Sentiment du fer de Jean-Philippe Jaworski, figurez-vous que nous devions le rééditer afin d’assurer notre copyright de la nouvelle préface voulue par l’auteur. Alors qu’à cela ne tienne : déjà vendu à plus de 12 000  exemplaires, ce recueil appartenant au cycle du Vieux Royaume fait donc l’objet d’un petit format relié, avec gardes couleur, de manière à le rendre le plus agréable possible — et reconnaissons-le, nous avons même été surpris par la joliesse du produit fini. Nous en referons donc, des livres dans ce format précis, à commencer par une édition augmentée pour la librairie des Miscellanées de Jean-Philippe Jaworski, en février, mais aussi deux autres projets de longue date qui sortiront en fin d’année prochaine, vous verrez ça…

Et les deux sont en tirage limité, afin de leur donner encore un surcroît de valeur. Respectivement 1300 et 2000 exemplaires.

Ce n’est pas fini : attendez de voir nos nouveautés de janvier… Cela va encore être du beau !

Roman court

J’aimerais soulever un point de classification de plus en plus arbitraire, il y va du salut public des gens de lettres, surtout dans l’imaginaire par trop inféodé au vocabulaire… anglo-saxon, et pas trop au fait des correspondances de l’anglais au français. Voyez ça comme une rectification qui rappellera les miles et les kilomètres. (Christine Luce)

Pour établir ma démonstration avec des exemples concrets, voici quelques titres célèbres de la littérature :

1 – L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson
2 – Métamorphose, Franz Kafka
3 – L’Orange mécanique, Anthony Burgess
4 – La Ferme des animaux, George Orwell
5 – Le Vieil Homme et la Mer, Ernest Hemingway
6 – L’Étranger, Albert Camus
7 – Le Château d’Otrante, Horace Walpole

Pour chacun de ces textes, de quel format sont-ils à votre avis : nouvelle ou roman ?

Tentez de ne pas lire la suite avant de répondre ! Et ne cherchez pas plus loin que nouvelle ou roman, in french in ze texte. Décidez-vous entre ceci et cela.
Attention, je parle bien de format : la taille attendue pour l’impression, qui génère une convention générale, avant l’appréciation du texte, en tant que « chose écrite» sur laquelle on appuiera ensuite d’autres considérations, nombreuses, de variantes, de précisions, de techniques et analyses littéraires.

Bien, à présent, voici un récapitulatif des trois formats officiels en France depuis… à vue de nez, presque deux siècles :

– La nouvelle (notez tout de même que l’on parlait de conte, sans connotation féerique ou enfantine, auparavant)
– Le roman court
– Le roman

Aux États-Unis, en particulier, les formats sont :

– Novelette
– Novella
– Novel

Vous remarquerez immédiatement le champ lexical à partir de « novel » et tout se passait très bien pourtant, pour les correspondances d’une langue à l’autre :

– La nouvelle : novelette
– le roman court : novella
– le roman : novel

Même si les mesures fluctuaient légèrement, sinon ce n’est pas drôle, comme pour les autres unités de mesure, sans oublier la méthode de comptage : à la ligne, au mot, au signe. (la ligne ne se fait plus, mais je rappelle que l’expression « tirer à la ligne » (allonger la sauce du texte au maximum) signifiait beaucoup pour les écrivains payés justement à la ligne).

Notons que depuis, de part et d’autre, des formats ont été ajoutés, lesquels subdivisent les premiers : short story, micronouvelle, par exemple.
Notons aussi que certains amalgament la technique littéraire qui devrait caractériser la nouvelle et donc, rejettent la longueur du texte pour se concentrer sur des éléments bien incertains comme le nombre d’événements dans le texte ; un seul dans la nouvelle, par exemple, et concentré sur très peu de personnages, toujours un seul pour le roman court, mais avec plus de personnages, le roman en présenterait plus d’un. C’est tellement approximatif comme règle que je rougis pour ceux qui l’ont édictée. Tiens, combien y a-t-il d’évènements dans la Guerre des mondes de Wells ?

Peut-être arrivés ici, vous vous demandez où je veux en venir. Eh bien, à l’introduction de « novella » anglais dans notre vocabulaire franchouillard qui a, bien malgré lui, flanqué la pagaille, car trompé par sa construction, un paquet de gens ont oublié qu’il représentait « roman court » et pas du tout « nouvelle » qu’elle soit longue ou non. Et c’est un fameux bronx, je trouve, quand je vois tel ou tel texte naviguer au feeling de ceux qui qualifient les textes. Ce serait cool qu’ils accordent leurs violons s’ils tiennent à employer « novella » pour « roman court », lequel était catégorisé dans les romans, en France : une novella est un roman, d’abord !
Suis-je assez claire ? Ahem…

Les nouvelles font de quelques mots à 17 500 mots ou moins de 80 000 signes.

Les romans courts font entre 17 500 et 40 000 mots, de 80 000 à 250 000 signes (environ).

Les romans, eh bien, tout ce qui dépasse les 40 000 mots ou 250 000 signes.

Afin de clore le sujet, tous les titres célèbres cités plus haut sont des romans courts ou novella.

Je vous en donne la preuve (vérifiée aujourd’hui par comptage des textes en ligne exportés sur mon traitement de texte) de trois d’entre eux. Je n’ai pas cherché pour chacun, mais je vous invite à vérifier si vous êtes sceptiques.

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson : 163 000 signes, 27 000 mots
Métamorphose, Franz Kafka : 120 000 signes, 20 000 mots
Le Château d’Otrante, Horace Walpole : 195 000 signes, 34 970 mots

Pour la petite histoire, et pour expliquer les raisons qui ont présidé à la naissance du roman court // novella, c’est une question d’impression : ce format rendait la tâche difficile aux imprimeurs au XIXe siècle : « Sous 80 000 signes, le dos du livre devenait trop fin pour qu’on puisse y placer du texte, au-dessus de 250 000 signes, le prix n’était plus facilement accessible au public pour le produit livré. Les éditeurs se trouvaient devant un dilemme. » (Wikipédia) Et c’est effectivement les nouveaux genres qui ont principalement créé ce format appelé roman court // novella : le gothique, le polar, la SF et le fantastique.

Courant alternatif

L’éditeur prend la parole
Présentation du projet éditorial par Mérédith Debaque

La littérature entame un dialogue entre l’écrivain et le lecteur, Courant alternatif veut l’ouvrir à de nouveaux interlocuteurs libérés des étiquettes.
Nous voulons une littérature qui s’extirpe du consensus mou, qui s’affranchit de la croyance en un juste milieu, lequel concilierait en un point vague la rencontre entre les idéaux contradictoires. Nous souhaitons de nouvelles voix incisives pour alimenter nos esprits et, en oubliant de ménager la sensiblerie, qu’elles bousculent notre sensibilité.
Courant alternatif vous propose une littérature engagée et enragée, la réalité ailleurs ou demain. Le début d’un dialogue intègre, idéaliste et humaniste au cours d’incursions vers des horizons étrangers, de visions intérieures des cultures méconnues et, toujours, d’instants de lecture jouissifs et captivants.

[Paradis année zéro]
Christophe Gros-Dubois renverse les dominations. Quand une catastrophe inexpliquée ravage les domiciles confortables des banquiers et grands bourgeois, les taudis du quartier noir, épargnés, se métamorphosent soudain en précieux refuges. L’enjeu annonce une guerre de territoire féroce, mais la communauté noire organise la résistance contre le capital avec à sa tête un champion de boxe déchu et une cascadeuse cynique. L’auteur transpose son combat dans un récit bourré de punch, la lutte des opprimés face au racisme institutionnalisé.

[Aquariums]
J.D. Kurtness nous embarque dans le voyage de sa mémoire. Réunis sur un navire pour sauver le monde du désastre écologique, des scientifiques sont rattrapés, l’ancre à peine levée, par une pandémie qui dévaste l’humanité. Parmi eux, l’héroïne, seule dans l’immensité, submergée par les rafales du souvenir, le souvenir de son enfance, le souvenir de ses ancêtres Ilnus, le souvenir de son peuple perdu dans les eaux glacées du Québec. Tel un océan, l’écriture de l’autrice originaire des Premières Nations, possède à la fois la sérénité d’une mer calme et la violence d’un ouragan.

[La Force de l’eau] (trad. Lise Capitan)
Jayaprakash Satyamurthy ouvre notre regard sur l’Inde. Dans un pays immense, complexe, qui oscille entre modernité et tradition, entre liberté et fascisme, un couple d’étudiants, une femme et un homme, échange leurs corps et leurs esprits en quête de délivrance. La dureté de l’existence cédera comme le rocher cède au torrent, la force de leur union parviendra à les propulser vers d’autres possibles. Un roman puissant sur la fluidité des genres et la place de l’espoir dans une société au bord du fascisme.

[Mécaniques sauvages]
Entrez avec Daylon dans Paris parmi les archétypes incarnés d’un monde métaphysique. La réalité elle-même est une forêt de symboles, ou plutôt un désert. Perdue dans des sables infinis, forteresse solitaire, Paris est assiégée de l’intérieur par des troubles politiques. Quand le peuple se soulèvera, il n’aura pas de mal à trouver la plage sous les pavés. Expérimentation littéraire et fiction politique, l’auteur interroge la nature humaine et le réel, et s’inquiète du danger de suivre des idoles de chair ou sacrées.

Quand j’ai créé Courant alternatif, je désirais éditer des romans différents, des récits qui osent sans s’effrayer de leur idéalisme. Je veux que chaque récit soit essentiel. Pour respecter la résolution que je me suis promise, ne pas publier pour publier, les parutions seront rythmées par nos découvertes. Courant alternatif restera exigeant.

Super-héros !

Un mot de Victor Lopez, le directeur d’ouvrage de notre prochain Bibliothèque des Miroirs, Super-héros !, qui va faire l’objet d’un financement participatif sur Ulule (à partir du 6 avril)…

J’ai 9 ans et trompe l’ennui d’un mercredi après-midi passé bien malgré moi au centre de loisirs en lisant tout ce que je peux trouver dans les armoires d’une école primaire qui n’est pas la mienne, ce qui ne m’incite guère à une grande sociabilité. Je ne sais par quel miracle s’y trouve Strange 266, peut-être confisqué à un élève turbulent ou laissé là par un animateur distrait. J’ai dû le lire 3 ou 4 fois d’affilé en cette après-midi d’hiver 1992. En couverture, Namor guide Captain America et la Torche humaine. À l’intérieur, ils combattent des nazis qui ont trouvé le moyen de conserver leur jeunesse et leur force. Je sens déjà qu’il se joue là quelque chose d’important dans l’inscription historique de ces bandes dessinées, qui ont pourtant bien mauvaise réputation. Je ne trouve en tout cas ni cela dans les Tintin, où les références historiques sont gommés par une intemporalité faussement neutre, où les récits de S.-F. de Jodorowsky dont je suis fan (surtout Aleph-Thau). Et cela signifie aussi que les personnages qui existaient dans les années 40 vieillissent et poursuivent une histoire chronologique. Mais c’est surtout l’épisode des Vengeurs qui me passionne. Déjà, le groupe accueille temporairement Spider-Man, me faisant entendre que tous ces personnages vivent dans un univers commun où toutes les histoires se répondent pour former une histoire plus grande encore. Cette perspective de continuité et d’univers partagé ouvre un abime de possibilités. Et puis, il y a ce récit cosmique de Nebula, capable de faire disparaitre la réalité. Et quand elle le fait, il n’y a plus dessin, mais des cases blanches, totalement vides, qui s’immiscent dans le récit ! Ce sont surtout ces espaces de néant qui me m’hypnotisent alors. En 4e de couverture, une image d’un « Recit complet Marvel » semble idéalement poursuivre cette aventure. Son nom, Le Défi de Thanos. Non seulement, il me faut le lire, mais il faut que je puisse lire tous les Strange, et Nova, Titan, Spécial Strange et toutes les publications Semic (et Lug par extension) puisque tout l’univers est connecté et que c’est la même histoire qui est racontée depuis les années 40. Commence alors ma quête de l’infini : chaque semaine, je dépense mon argent de poche chez un bouquiniste de Montreuil qui vend des vieux numéros à 5 francs. Je lis tout sans hiérarchie, comme ça arrive : de très vieux numéros que je remets dans la continuité tant bien que mal, des « albums reliés » (qui comportent 3 numéros invendus à moitié prix un an après leur publication) ; des récits plus adultes de la collection Comics USA, où je découvre la saga « Justice Aveugle », et aussi DC – les couvertures d’Enfer Blanc avec Batman me fascinent alors, même si je n’ai jamais pu les trouver à l’époque -, que je découvre plus amplement quand Semic perd la licence Marvel et lance une nouvelle et éphémère formule de ses titres avec les séries DC en 1997 ; et je suis la cible parfaite pour le raz-de-marée Image Comics, qui m’oriente aussi heureusement vers les publications indépendantes.

Trente ans plus tard, je suis toujours à rechercher des éditions en bon état des publications Lug des années 70 et à acheter mensuellement les nouveautés dans les boutiques de la rue Dante. La perception des personnages par le grand public a par contre bien évolué : de sous-culture un peu honteuse (particulièrement en France), elle est passée en culture dominante, voire écrasante. Et pourtant, ce que j’avais ressenti en lisant par hasard un Strange en 1992 est toujours là intact, il m’est juste possible de le formuler et de l’interroger autrement : cette idée d’un récit absolu, englobant, dont le tout est plus sublime que la somme de ses parties ; sa capacité à interroger, peut-être réécrire, l’histoire, et à s’inscrire dans un récit politique des États-Unis ; et l’interaction entre ses implications métaphysiques et esthétiques.
Si l’on passe tant de temps à se plonger dans la vie de ses superhéros, c’est parce que l’imaginaire qu’ils convoquent, comme tous les mondes possibles, n’est pas une échappatoire de la réalité, mais un moyen de la penser en faisant un pas de côté, à travers ce qui s’est imposé comme la mythologie américaine par excellence, sans doute avec le western, comme regard vers le passé alors que le superhéros est un moyen de scruter le présent en semblant jeter un œil sur l’avenir.

Le programme éditorial 2021 des Moutons est tourné vers l’utopie (http://blog.moutons-electriques.fr/…/un-mot-de…/…) : sans poser d’œillères sur les contradictions d’un genre qui est aussi issu d’une nation complexe, ambigüe, prompte à imposer au monde une culture hégémonique (très heureusement mis en question à de multiples reprises dans les pages de nos comics, et ce très tôt, dès les années 70), les superhéros sont aussi l’incarnation de l’espoir, de la résistance ; ils exhortent au meilleur de ce que l’on attend de l’humain, en incarnant son idéal, souvent américain, parfois de manière réellement universelle . Les penser aujourd’hui, c’est penser le monde que l’on construit. C’est ce qu’entreprend Super-héros ! Sous le masque : une réflexion à plusieurs voix (critiques, auteurs, journalistes…) sur l’histoire d’un genre, son évolution et ce qu’il représente aujourd’hui, en recentrant sur la bande dessinée, mais en élargissant aux autres arts : du cinéma où ils sont omniprésents au jeu de rôles. Que disent en 2021 nos personnages sur les représentations des minorités, le rapport à l’Histoire, à la politique, à la mort, au temps, comment envisager l’évolution de l’industrie de la bande dessinée… Que nous disent les personnages de Marvel, DC, Image et les autres sur nous et sur notre monde ? Pourquoi sont-ils au centre de la culture d’aujourd’hui et cristallisent-ils d’aussi nombreuses polémiques ?