Entretien avec André-François Ruaud, directeur des Moutons électriques

Entretien avec André-François Ruaud

par Vivian Amalric

Dans la formation de votre goût, les littératures de genre ont toujours été importantes ? Laquelle vous a tout d’abord séduit ?

On peut le dire ainsi, c’est vrai : pour moi la notion de « littératures de genre » a finalement toujours été centrale, il me semble que j’ai toujours plus ou moins réfléchi en termes de « niche », de « genre », ça a commencé par la « Bibliothèque rose » — le Club des 5, par exemple, et l’insurpassable Fantômette. De nos jours on dirait que c’est du polar. Idem ensuite avec la « Bibliothèque verte », bien entendu, puis les Sherlock Holmes, les Arsène Lupin, les Fantômas, tout Agatha Christie lu d’une traite lors d’une crise de foie chez mon grand-père maternel… Donc, le roman policier, au départ. J’étais môme dans les années 60-70 et forcément, à cette époque la littérature de genre c’était essentiellement le roman à énigme, la science-fiction n’était encore guère visible (je l’ai découverte lors de séquences télé présentées par Jacques Sadoul, « Gens de la Terre, bonjour ! » disait-il d’une voix nasillarde), la fantasy tout simplement inconnue… Ces genres existaient, mais ils n’étaient pas très identifiés, pas bien désignés. Mon étape suivante fut donc la science-fiction, avec les découvertes successives de certains « Signe de Piste » d’anticipation, puis Grenier, Pelot, Léourier, William Camus… En même temps que Bob Morane et Doc Savage, les premiers J’ai Lu de science-fiction et le Fleuve Noir « Anticipation » (j’ai conservé mon premier : Les Zwüls de Réhan par Gabriel Jan, ah ah ce titre ! Ça date de 1975)… Une fois plongé dans la SF, je n’en suis plus jamais réellement ressorti. C’est devenu une passion — pas la seule, la littérature en général me fascine, me passionne, mais au sein de tous ces livres la science-fiction domina longtemps mon paysage mental.

Alors, comment est né votre goût pour la fantasy ?

Plus tardivement, c’est forcé, puisque le genre n’a émergé qu’au début des années 1980. Adolescent j’avais lu et relu et relu, sept fois, le Seigneur des Anneaux, et j’avais soif de lire d’autres œuvres un peu du même acabit… mais où en trouver ? Je trouvais vraiment étonnant qu’il n’y ait rien qui sorte en France, presque pas de nouvelles de fantasy dans les pages du mensuel Fiction, alors que celui-ci était censé être l’édition française d’une revue américaine intitulée Fantasy & Science Fiction… En fait, il y avait une censure de la part des directeurs de collection de l’époque, tous fans purs et durs de science-fiction et adversaires de la fantasy, il y avait une étrange idéologie anti-fantasy dans le milieu SF français. Alors du coup, je me suis mis à lire en anglais : pas le choix ! Des amis m’avaient déjà persuadé qu’il fallait que je me mette à l’anglais, eux se dirigeaient plutôt vers la littérature d’horreur, pour ma part c’est dans la fantasy que j’ai foncé de manière assez avide, j’avais dévoré toute la science-fiction et soudain un nouveau champ s’ouvrait à ma curiosité.

Quel âge ont maintenant les Moutons électriques ?

Douze ans.

Et quelle fut l’impulsion de départ, pour la création d’une telle maison d’édition ?

Question complexe, mais pour faire simple, disons : la science-fiction ou, comme on aime à les qualifier maintenant, les « littératures de l’imaginaire ». Je suis depuis toujours un grand amateur de SF et de fantasy, le co-fondateur principal, le directeur littéraire Patrice Duvic, était un pilier de cette culture-là en France, et la plupart des associés qui nous rejoignirent pour constituer le capital de la maison l’étaient également. Il n’y avait donc pas d’ambiguïté : notre credo, notre créneau, ce serait principalement les littératures de l’imaginaire.

Ah, mais pourtant dès le départ vous avez lancé une collection policière, pourtant ?

J’ai bien dit que la question était complexe : oui, bien sûr, le polar était une autre littérature qui nous attirait, et avec Xavier Mauméjean nous avions un projet de collection originale, la « Bibliothèque rouge ». Bien nous a pris de la lancer : c’est elle qui fit vivre les Moutons durant les premières années, c’est très paradoxal mais c’est ainsi, les Moutons électriques construisirent tout d’abord leur (petite) renommée sur la base d’une collection qui était surtout présente dans les rayons polar.

Mais pourquoi avoir créé une maison d’édition, n’y en avait-il pas déjà assez comme ça ? Pourquoi n’avoir pas été travailler dans une grosse maison parisienne, par exemple ?

Deux raisons très simples à cela : primo, j’avais grandement envie de devenir mon propre patron, j’en avais plus qu’assez des médiocres que j’avais eus sur le dos durant trop d’années en tant que libraire de BD, tous ces illettrés qui vendaient de la BD comme ils auraient vendu des chaussettes, je n’en pouvais plus de tant d’arrogante bêtise. Secundo, il fut question que je « monte » à Paris, oui ; en fait on m’avait proposé la direction du Fleuve Noir… juste avant que cette maison ne soit démantelée ! Je l’ai échappé belle. Puis j’avais essayé de fonder deux collections dans un petit groupe, l’une de polar, l’autre de fantasy, les travaux ont été assez loin… et jamais rien ne s’est fait, la patronne du groupe ne prenait jamais de décisions, ses deux directeurs ont démissionné, tout s’est arrêté. J’en ai eu assez de tous ces rendez-vous sans issue, il me fallait avancer et prendre mon indépendance.

Alors, douze ans plus tard, quelle impulsion maintenant ?

Je dirai : plus que jamais les littératures de l’imaginaire. Beaucoup de choses ont changé dans le paysage éditorial, beaucoup de choses ont évolué aussi dans la manière dont je considère mon travail. Par exemple, j’aime affirmer que je suis un « éditeur », par opposition à pas mal d’autres qui ne sont que des « publieurs ». Je ne suis pas le seul ni le premier à faire ce distinguo, dois-je préciser : un soir que je discutais avec lui, le boss des éditions Cornélius, Jean-Louis Gauthey, s’étonna de m’entendre en faire usage, car lui-même avait consacré un article d’une de ses revues à cette différence cruciale entre « éditeur » et « publieur ». Pour revenir à l’impulsion, je n’ai bien entendu rien perdu de mon goût pour le roman policier, mais le marché français n’en veut plus, hélas — je parle bien du roman policier, hein ? Pas du roman noir, qui justement constitue l’exclusive idéologie acceptée dans les librairies français. Moi ce que je préfère, c’est pourtant le bon vieux roman à énigme, les enquêtes, et bien qu’il existe un véritable revival dans les pays anglo-saxons pour le polar « Golden Age », ici c’est une branche tristement boudée de la littérature policière. Alors tant pis, après pas mal d’essais en la matière je laisse tomber ; même notre « Bibliothèque rouge » ne marchait plus suffisamment. Et comme dans le même temps, le marché des essais s’étrécissait comme peau de chagrin, les circonstances nous ont conduits à repenser notre approche, à nous concentrer essentiellement sur le roman d’imaginaire. Je dis « nous » car je ne suis plus seul : mon co-directeur littéraire, Julien Bétan, et mon assistant éditorial, Mérédith Debaque, participent pleinement à la définition du boulot des Moutons électriques, et d’autres encore me conseillent, dirigent ponctuellement des ouvrages, c’est important ; j’appelle ces conseillers mes « éminences grises ».

Vous publiez des romans depuis le début, pourtant ?

Oui, mais au début, ça ne marchait pas trop, chez nous : il a fallu la sortie consécutive du Tancrède de Bellagamba, du Faiseur d’histoire de Fry et, surtout, des premiers Jean-Philippe Jaworski, Janua Vera et Gagner la guerre, pour que les Moutons électriques « percent » sur le marché du roman. La route fut assez longue, en fait. Nous avons bâti lentement, patiemment, une collection : la « Bibliothèque voltaïque ». Et aujourd’hui, je crois que nous arrivons enfin à un beau résultat ; à quelque chose qui semble de mieux en mieux reconnu, en tout cas.

Le résultat d’un long travail, donc ?

Absolument. Mais… pas seulement, à mon avis : c’est (aussi) ça qui est assez formidable. D’un côté, il y a eu de notre part une véritable recherche de ce que nous voulions, un apprentissage du niveau correct des manuscrits que nous devions accepter, de la manière dont les retravailler avec les auteurs, un affinage de notre exigence, une découverte progressive de ce qui finalement devait faire notre identité littéraire… Et c’est passé, bien sûr, par une concentration sur la création francophone. Des plumes comme Jean-Philippe Jaworski, Cédric Ferrand, Estelle Faye, Stefan Platteau… ont commencé à vraiment se dégager, à se faire remarquer… Et puis maintenant, j’ai l’impression que nous parvenons réellement à nos fins, à la construction d’un très beau mouvement de littérature de l’imaginaire francophone, avec des auteurs qui n’ont rien à envier aux Anglo-saxons. Au contraire, je pense que désormais on peut comparer favorablement la mouvance francophone et la mouvance anglo-saxonne. Il y a encore quelques années, il aurait été outrecuidant de prétendre ça. Mais, et c’est pourquoi je tenais à dire « pas seulement », tout notre travail s’inscrit dans un contexte plus large : celui de l’émergence d’une génération d’auteurs décomplexés d’écrire de l’imaginaire. Enfin, le terme de « génération » n’est sans doute pas le bon, car les auteurs qui débutent en ce moment ont des âges très variés. Mais il est impossible d’utiliser le terme « école », ce serait nier l’individualité, les parcours très distincts de tous ces auteurs. Alors que c’est justement ça, qui est très fort : de nos jours on accède vraiment à une littérature de l’imaginaire très mature, très aboutie, avec des voix originales. Nos amis de chez Mnémos mènent depuis toujours ce « combat » littéraire, c’est à eux que l’on doit historiquement toute l’émergence d’une fantasy française : les Gaborit, Calvo, Colin, Kloetzer, Heliot, Mauméjean, Niogret… Et ils continuent de nos jours, avec des écrivains comme Cerutti, Tomas, Ouali, Arthur, Chavassieux et tant d’autres… Idem chez ActuSF, je crois que l’on peut réellement dire que les trois éditeurs du collectif « Indés de l’imaginaire » sont à la pointe de la création francophone, c’est notre passion commune, notre moteur principal. Avec d’autres auteurs un peu partout, plus sporadiquement.

Vous avez l’air enthousiaste ?

Eh bien oui, en ce moment je le suis. Lors du dernier salon de Sèvres, notre graphiste, Melchior Ascaride, m’exprima à quel point il se sentait épaté par la qualité de tous les romans qu’on lui faisait lire pour ses prochaines couvertures. Et ce simple recul, d’un coup, m’a fait réaliser que bon sang oui, c’était incroyable, tous ces textes formidablement bons qui allaient débouler dans notre catalogue en 2017 et même déjà pour 2018, tout ce travail énorme qui soudain prend corps, semble porter ses fruits. Alors enthousiaste est le mot : c’est fou en fait, j’ai l’impression que l’on est en train de vivre une sorte d’âge d’or de la SF-fantasy d’expression française, qui se déroule là, sous nos yeux.

Tout va bien, alors ?

Ah ah, si seulement ! Hélas, la situation ne cesse de se dégrader économiquement, en librairie. C’est paradoxal, assurément : on se bat sans cesse pour nos niveaux de vente, seule une minorité de librairies défendent nos genres, et dans un environnement aussi difficile, aussi fragile, sous pression financière constante, on assiste pourtant à une belle éclosion, à une renaissance littéraire. Tout l’enjeu des mois et années à venir, ça va être de le montrer, de légitimer ce mouvement aux yeux des relais commerciaux, de soulever un peu le plafond de verre de la culture dominante…

La petite Bibliothèque rouge

Nouveau ! Notre collection numérique La petite Bibliothèque rouge propose des fictions issues de notre passion pour les grandes figures mythiques de la littérature populaire. De la même manière que nous avons brossé dans la Bibliothèque rouge les biographies de personnages fictifs tels que Sherlock Holmes, James Bond, Fantômas ou Maigret, nous avons également publié des nouvelles en hommage à ce véritable panthéon de détectives et d’aventuriers.

Déjà dix nouvelles disponibles, signées Johan Heliot, Patrick Marcel, Alexandre Mare, Xavier Mauméjean, Laurent Queyssi, André-François Ruaud, Timothée Rey et Jean-François Sterrell.

Pour un imaginaire monde

Par Frédéric Weil

Monsu Desiderio

Monsu Desiderio, « Architecture fantastique », XVIIe siècle.

« La littérature n’a jamais visé à fabriquer des livres,
mais des mondes. »
François Bon, Le Tiers livre

Une analyse des plus courantes de la fantasy voudrait qu’elle soit le véhicule d’un énième retour des mythes. Cette hypothèse s’illustre parfaitement par l’érudition globalisante d’un Umberto Eco qui retrouve dans le super-héros le Héraklès des mythes ou par le succès de Star Wars, œuvre de fantasy plus que de science-fiction, inspirée en grande partie du travail de Joseph Campbell, le mythologue américain ayant exposé les structures communes des mythes du héros (1).

Et effectivement, il suffit de parcourir le vaste corpus des œuvres fondatrices comme actuelles de fantasy, pour découvrir que l’ensemble de cette littérature est traversé par une quantité de mythes qui rendrait jaloux Vyasa, le narrateur du Mahabharata et ses 80 000 strophes. Panthéons foisonnant de divinités, théogonies, théomachie, affrontements symboliques, métaphysiques et mécaniques magiques, incarnations, avatars, épiphanies, récits sotériologiques, eschatologiques : la plupart des composantes et des briques propres au domaine du mythe et de la mythologie peuplent une fantasy qui joue des mêmes structures répétitives, des mêmes motifs – et des mêmes poncifs.

La fantasy serait dès lors une réaction à une modernité qui ne propose que rationalité, marchandisation et absurde et signifierait le retour d’un paganisme qui ne dirait pas son nom, comparable en cela aux croyances du New Age. Or, si la fantasy signale bien une survivance (2), mais mutante, du domaine du merveilleux, il est peut-être plus pertinent de l’envisager comme un révélateur photographique de nos cultures, comme symptôme au sens d’Aby Warburg et comme une dynamique au sein des structures de l’imaginaire. (3)

Il s’agit ici d’essayer de comprendre quelles jonctions opère la fantasy dans le vaste domaine des littératures. Pourquoi ce genre, construit à la fois sur une culture érudite, idéalisée et sans critique de vieilles sagas anglo-saxonnes ou finnoises et une littérature pulp des années 1930 (un Seigneur des Anneaux et un Conan le barbare séminaux), se diffuse-t-il à travers les « pop cultures » du monde entier et parmi des catégories sociales de plus en plus variées ? Pourquoi constitue-t-il, au delà du simple emballement de la mode ou du marketing, un terreau en apparence infini pour les principaux médias culturels interactifs en cours de légitimation, dont au premier chef, le jeu vidéo mais aussi le jeu de rôle sur table, sans compter le dessin animé ou la bande dessinée ?

Même si les connexions sont fortes avec les Surréalistes (en particulier dans l’agencement des images littéraires comme figuratives), la fantasy comme littérature ne partage pas leur programme visant à transformer le réel par un réenchantement animé par l’inconscient, la sexualité et le rêve. Elle s’attache en réalité à redonner un matériau de nouveau actif à l’imaginaire de ses lecteurs. Elle fournit matière à rêver éveillé, à s’émerveiller comme rarement cela a été rendu possible depuis l’échec surréaliste. Elle ne constitue pas en cela un retour aux croyances païennes (et donc à une soi-disant pensée magique, personne ne rend de culte à Gandalf ou, pire, à Sauron) (4) mais une rupture forte avec la philosophie du soupçon qui a engendré les jeux cyniques, brillants et quelquefois vains du post-modernisme.

Grâce à la fantasy, les lecteurs se sont solidement rééquipés afin d’explorer de nouveau les terres infinies de l’imaginaire. L’ascension du Mont Analogue de René Daumal a pu reprendre… et ce réallumage de la fonction « imaginaire » de nos cultures a ainsi produit un immense barattage des vieux signes et symboles hérités (et souvent pétrifiés) des cultures pré-rationnelles européennes comme mondiales dont nous verrons plus loin les conséquences. Un barattage ? Plutôt, en tentant une comparaison osée, un « upcycling » – ou surcyclage (5) – massif du fonds symbolique pré-moderne.

Comment cet impressionnant surcyclage a-t-il accroché tant de récepteurs, tant de lecteurs ? Pourquoi, en France, par exemple, (mais l’on pourrait étendre la question au Japon ou à la Chine), les mythèmes (unités narratives composant un mythe) anglo-saxons et nordiques (6) ont-ils été aussi bien reçus et acceptés par des lecteurs pourtant très étrangers à ce fonds et, de plus, coupés depuis plusieurs générations du grand récit mythique chrétien ?

Certes, on peut invoquer le soft power de la pop culture américaine, la « disneyfication » du monde ou même le souvenir (souvent scolaire) de la « matière de Bretagne » comme d’une matière de contes populaires, voire la permanence en substrat du schéma trifonctionnel ancestral « prêtres-rois / guerriers / producteurs » (7). Plus encore, la propagation vernaculaire des symboles et des signes par, en particulier, le langage publicitaire télévisuel notamment (qui explose durant les années 1980) et les comic books des années 1970 (dont les structures archétypiques et mythologiques sont manifestes) a préparé les lecteurs à s’accaparer le langage « fantasy ». Une publicité de parfum remixant les quatre Éléments (au sens des anciens Grecs) fait peut-être plus pour faciliter la réception d’un roman de fantasy que les contes de ma mère l’Oye ; une saga comme celle des X-Men plus que l’étude critique de la Chanson de Roland. Portés par l’extraordinaire extension des pratiques ludiques interactives comme le jeu de rôle et le jeu vidéo, ces médias vagissants ont renvoyé dans une boucle rétro-feedback les sources vampirisées dans la littérature de fantasy à leurs utilisateurs, en les moulinant et les démultipliant.

Des forteresses battues par des éléments déchaînés, des montagnes géantes, des héros au destin brisé, aux causes impossibles, des aventures plus grandes que nature, une poétisation du monde par le langage, les sonorités des mots inventés et de la magie… Cela rappelle avec force un autre mouvement littéraire : le Romantisme. Face à l’absurdité d’une époque, si souvent décriée, qui semble nous laisser la consommation comme seul horizon, la fantasy pourrait être une réplique, une résurgence du Romantisme qui sourde dans un champ littéraire s’épuisant entre égotisme et déconstruction, tristes ou joyeux, érudits ou sauvages.

Le genre répondrait alors à deux principales quêtes du Romantisme : en bâtissant des mondes fictionnels, donc des paysages traversés par ses héros et héroïnes, l’auteur exprime son monde intérieur, son état d’âme comme ses émotions ; et en peuplant ses univers de magies, de couleurs et de mots inventés, il crée une poésie pervasive qui enchante l’ensemble de l’œuvre.

Tout comme le peintre romantique qui voyait dans son tableau de la Nature une partie de son âme, les mondes fictionnels de fantasy peuvent être une représentation possible de l’âme contemporaine : celle des créateurs et bien sûr, dans l’interaction, celle des lecteurs. Ainsi, l’agencement des éclats de mythes tout comme l’architecture des mondes imaginaires témoignerait du paysage intérieur de l’auteur et pourrait entrer en résonance avec celui des lecteurs.

En poursuivant dans l’harmonique romantique, la fantasy en tant que genre (en partie avec la science-fiction et la musique pop) constitue l’un des derniers lieux créatifs du langage poétique. Cette poésie s’incarne aussi bien dans les inventions langagières de Tolkien (le fameux « A Elbereth Gilthoniel ») que dans les incroyables images que le genre sait produire, aussi bien par ses géographies démesurées et fantastiques que ses architectures fantasmées, ses magies ou ses bestiaires. Cette irrigation poétique profonde de la fantasy serait à étudier selon les quatre éléments de Gaston Bachelard ou le monde imaginal de Henry Corbin, car il y a dans cette littérature une jouissance de l’image qui transcende la simple icône du mythe comme son herméneutique pour ouvrir à une perception intelligible des archétypes symboliques. Il y a là ce que, peut-être, la poésie produit de mieux – des vrais noms de la magie du Terremer d’Ursula Le Guin aux hybridations fantastiques de Mathieu Gaborit, capable de marier Baudelaire et Brussolo.

La fantasy a souvent été accusée d’être une sorte de nouvel opium d’un peuple ado-adulescent préférant se réfugier dans des mondes imaginaires plutôt que d’affronter la réalité. Cette littérature participerait alors d’un escapism voulu comme subi. Cette critique est une ritournelle chantée depuis l’invention du roman (on peut ainsi voir Don Quichotte, ce vieillard pris par le démon de l’imaginaire livresque, comme l’illustration parfaite de la dénonciation du prétendu pouvoir maléfique de l’illusion romanesque) et les Romantiques y ont été aussi confrontés. Il faut en fait en tenir compte pour mieux la retourner : et si c’était l’inverse ? Et si la question n’était pas de fuir notre monde mais plutôt de le faire fuir, comme l’eau fuit d’un tuyau, au sens où Deleuze et Guattari l’entendent dans Kafka, pour une littérature mineure ? Vers des ailleurs, ceux imaginés par la fantasy, invitant ainsi les lecteurs-explorateurs à pratiquer le bel art de rêver, un Ars somniandi, aussi crucial que l’art de mourir et l’art de vivre.

La littérature de fantasy n’est ni un nouveau paganisme décérébré, ni un retour à une pensée magique archaïque, ni un réenchantement du monde, que de toute manière la numérisation du monde fabrique de manière beaucoup plus opérationnelle, la technologie devenant une magie : elle reste une œuvre de l’esprit. En revanche, elle pourrait être perçue comme un nouveau romantisme qui réensemencerait l’imaginal mondial et intime et lancerait une invitation à l’exploration nouvelle d’une forêt des symboles enfin renouvelée.

Ces mondes inventés ne sont pas des objets fixes et impersonnels – il faut au contraire insister sur leur fonction romantique de « paysage de l’âme ». Bon nombre d’entre eux contiennent un méta-récit (naissance, fin, mutations) qui en dit souvent plus sur les tréfonds de la ligne dramatique contée que sur les péripéties de leurs protagonistes. Ils sont aussi des porteurs de signes et de messages à l’attention du lecteur. Les décors des Jeunes Royaumes de la saga d’Elric le Nécromancien composée par Michael Moorcock, par leurs couleurs flamboyantes et leur géographie tourmentée, sont à l’opposé du long fleuve que remonte Sévérian le bourreau dans la tétralogie du « Nouveau Soleil de Teur » de Gene Wolfe… Dans le premier, le monde se meurt comme son anti-héros Elric, dans le second il renaît, comme le fait spirituellement son héros Sévérian.

La fantasy se distingue ainsi des autres branches de la littérature par son art, porté par certains écrivains jusqu’à sa quintessence, de l’invention de mondes extra-terrestres, non pas situés dans un ailleurs de notre cosmos (et donc soumis à une forme de rationalité) mais bien dans un ailleurs, au-delà de la réalité, souvent voulu par leur auteur comme n’ayant aucune relation d’ordre historique, ethnologique, physique ou même métaphysique avec le réel, celui que nous vivons chaque jour passé sur la Terre. Cela n’implique pas que ces mondes imaginaires soient délirants ou répondent massivement à des règles surréalistes ou subconscientes. Bien au contraire, les écrivains recherchent plutôt un effet du réel le plus prégnant possible et ceci jusqu’à l’absurde ou la satire. L’univers du Disque-monde forgé par Terry Pratchett pour sa grande série de fantasy humoristique en est l’exemple même.

Cette marque de fabrique du genre mériterait à elle seule un essai, tant elle nous paraît signifiante. Quelles sont les inspirations des auteurs ? Comment certaines époques, sociétés, ethnies de l’histoire humaine sont-elles réutilisées, remixées ? Quels en sont les clichés ou les déconstructions qui sont utilisés ? Quelles sont les infrastructures mythologiques employées ? Comment chaque auteur revisite-t-il des ethnographies inédites dans le champ littéraire de la fantasy ? Peut-on bâtir des sociétés humaines et non-humaines véritablement originales ? Etc.

Plus que le style à proprement parler ou la technique narrative employée (critères classiques de distinction littéraire), la forme du monde imaginaire mis en place constitue le style à part entière et au fond l’originalité profonde de l’auteur.

En fantasy, le style se situe certes pour une part dans l’écriture, dans l’agencement des mots et des séquences d’une histoire. Mais, la construction géo-symbolique utilisée pour peindre le monde imaginaire de la trame narrative, quand il est réussi, crée la distinction. Et la valeur principale de la fantasy. Il y a des styles de mondes imaginaires et le talent et l’originalité d’un auteur se retrouvent dans le choix des fondations, des architectures, dans cette palette fondatrice du monde fictionnel qu’il met en place.

Pour rendre encore plus crédible cette dimension unique d’une littérature-monde qu’elle est, la fantasy a aussi bien puisé dans l’érudition universitaire de la philologie que dans les jeux de trompe-l’œil littéraires comme Jorge Luis Borges les a si bien confectionnés. Elle s’est dotée d’outils paratextuels d’une grande puissance et, d’une certaine manière, les a magnifiés. Les appendices, les glossaires, les notules encyclopédiques, les exergues, les citations, les cartes, les généalogies, les couvertures, les illustrations, les poèmes, les recettes de cuisine, les cartes ne sont pas seulement des supports qui provoquent la fameuse suspension d’incrédulité et qui renforcent le sentiment de véracité de l’univers, ils sont surtout un matériau littéraire à part entière, peut-être celui qui fait le plus œuvre de nouveauté, d’originalité, de marqueur et d’identification de ce que peut être la fantasy.

Ces fac-similés ou plutôt ces preuves en provenance des mondes de fantasy sont autant d’ouvroirs à imaginaire. Ils permettent aux lecteurs de traverser le miroir et de visiter le territoire imaginaire en dehors de la trame narrative. La fantasy devient alors pleinement une littérature des possibles. Elle est l’incarnation de cette œuvre ouverte qu’Umberto Eco définit en 1962. Le récit se poursuit dans le corpus du paratexte d’un livre de fantasy, l’auteur jouant avec le lecteur pour que celui-ci puisse avoir le « carburant » afin d’imaginer des déroulements de nouveaux fils narratifs et de destins des personnages. C’est dans ce jeu intertextuel, nécessaire pour crédibiliser une création de monde fictionnel, que la fantasy semble ouvrir une nouvelle voie, celle d’une œuvre sans cesse en mouvement, à la fois circonscrite mais aussi possédant une virtualité, un potentiel dont chaque lecteur peut s’emparer et faire usage, car l’auteur lui a fourni un mode d’emploi.

Un ami scénariste, Régis Jaulin, m’a dit un jour cette formule qui me frappe encore par sa justesse : «  Le Seigneur des anneaux, c’est le premier livre qui donne envie d’aller voir derrière la colline, en abandonnant la route prise par ses héros pour suivre son propre chemin. » Qui en effet, en lisant la trilogie, n’a pas eu envie de cheminer dans la forêt de la Lórien, de parcourir les rues escarpées de Minas Tirith ou d’explorer les souterrains de la Moria en dehors des pas de la compagnie de l’anneau ?

II y a là, dans cet appel à l’aventure littéraire, le cœur réactif de la fantasy : elle nous invite à prolonger l’indispensable expérience de la lecture pour bâtir au sein de notre esprit un monde fictionnel entier, dans lequel nous pouvons nous aventurer sans éprouver le risque de déformer la volonté première de son auteur et s’aventurer, surtout, en dehors des voies empruntées par les personnages.

Par cette « technologie » d’un imaginaire en forme d’univers, technologie améliorée tout au long du xxe siècle, la fantasy est ainsi devenue la source majeure de nombreux médias interactifs, dont en particulier le jeu de rôle et, surtout, le jeu vidéo. Utilisant des schémas structuralistes, possédant des outils paratextuels d’une grande variété et d’une sophistication inédite, exposant crûment des centaines de mythèmes remixés, presque entièrement détachés d’une glose bien trop encombrante, les romans de fantasy constituent des boîtes à outils directement utilisables par une nouvelle espèce de créateurs : les concepteurs de jeu.

En permanence à la recherche de boucles génératives de contenus et de cohérences intégrées dans leurs mondes interactifs capables d’intéresser des joueurs par milliers et ce, sur de longues périodes de temps, peuplant d’immenses univers graphiques fabriqués ou inventant des centaines de sociétés, ces nouveaux artistes de l’interactivité trouvent dans la littérature de fantasy leur miel ! Ainsi, des pans entiers de littératures se retrouvent de nouveau remis en jeu, enchâssés, transmutés dans des œuvres visuelles et interactives qui tendent à devenir les nouveaux porteurs du récit fictionnel en tant que pratique culturelle.

Il est facile d’imaginer que cette littérature, entrailles et rouages à l’air, tableaux-mondes de l’âme et poésies symboliques, puisse effrayer les tenants du mystère du verbe, de l’épure stylistique, du xième degré de l’œuvre comme d’une écriture minimaliste, témoin du « vrai ». Au contraire, la fantasy par ces originalités semble en accord avec ces cultures humaines entrées en mutation par une révolution numérique qui construit une interactivité totale avec l’ensemble des signes, des signifiants et des signifiés et ceci pour le plus grand nombre.

Plutôt que d’être animé par cette pulsion de complétude qu’évoque Anne Besson dans ses travaux, l’écrivain de fantasy est un artisan artiste qui compose une littérature-monde, une boîte à outils ouverte dont la principale richesse est de nous offrir la possibilité d’interagir avec l’imaginaire déployé et ceci de manière autonome, comme libérés des personnages et des péripéties.

C’est ce qui fait la principale différence avec une littérature générale, centrée sur notre réel, capable aussi de produire des univers extraordinaires, mais dont les piliers sont avant tout les personnages et leurs destins. Peut-on imaginer vagabonder dans le village de Macondo ? Ce n’est pas certain. En tout cas, sans les Buanda, l’exercice est plus complexe. Et pourtant, Cent ans de solitude est l’exemple même du roman-monde, captivant et enivrant.

Cette littérature monde, festonnée de morceaux de mythes, réabordant avec une morgue, une naïveté et un talent rare le récit classique, réenchantant les imaginaires de ses lecteurs et s’offrant comme une boîte à outils pour une génération de créateurs interactifs construit-elle, au final, une nouvelle culture (qu’on aime appeler « geek » depuis peu) ? Peut-être. Une source inépuisable pour des arts interactifs comme le jeu vidéo ou le jeu de rôle sur table, transformant leurs concepteurs comme leurs joueurs en auteurs, à part entière, de millions de fan-fictions ? Certainement.

Dans un monde dans lequel le paradigme dominant est celui du numérique, une nouvelle magie se met en place, celle de l’interaction avec les signes et les symboles via une immense machine informationnelle : le web. Tout comme la science-fiction a été la littérature de l’impensé des sociétés scientistes et technologiques du XIXe et du xxe siècle, la fantasy révèle l’impensé de nos sociétés du spectacle en voie de dématérialisation où s’exerce chaque jour l’enchantement tyrannique des signes. En cela, s’imposera-t-elle comme l’un des courants littéraires majeurs du nouveau siècle ou ne sera-t-elle que le dernier feu baroque d’une littérature linéaire condamnée à se dissoudre dans les grands univers interactifs et mondialement connectés en cours de construction ?

(1) Joseph Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Oxus, 2010. Dans ce livre, l’historien des mythes reconstruit le parcours des héros mythiques à travers un voyage cyclique de douze étapes appelé le monomythe, présent à divers degrés dans l’ensemble des légendes humaines. Le scénariste américain Christopher Vogler, dans Le Guide du scénariste, Dixit, 2013, s’en est inspiré pour proposer une méthode d’écriture des scénarios de cinéma.
(2) Nous renvoyons à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Minuit, 2002. Cet ouvrage passionnant permet de découvrir les travaux d’historien et d’anthropologue de l’art atypique que fut Aby Warburg (1866-1929).
(3) Cf. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand, Dunod, 1993.
(4) Modulons cette affirmation : la dernière enquête sur l’appartenance à une croyance effectuée en Grande Bretagne pointe plus de 390 000 jediistes et l’on compterait plus de 500 000 adeptes de la religion Jedi dans le monde entier. Sans écarter une explication liée à la pratique d’un humour non-sens, il pourrait être intéressant d’étudier de plus près ces phénomènes. Constituent-ils un signal faible ? ou ne sont-ils qu’un épiphénomène parodique en marge d’un des succès populaires les plus importants de notre temps ?
(5) Le surcyclage (upcycling en anglais) consiste à récupérer des matériaux ou des produits dont on n’a plus besoin et à les recomposer afin de produire de nouveaux biens de qualité ou d’utilité plus importante.
(6) Famille dysfonctionnelle d’Odin/Wotan, féerie, elfes, nains, trolls, destruction du monde, etc.
(7) Clairement établi par George Dumézil pour les mythologies indo-européennes, manifestement recomposé par l’Église médiévale pour mieux légitimer les dominants, ce schéma construit une représentation de l’organisation des sociétés traditionnelles en trois grandes catégories : les prêtres-rois, les guerriers et les producteurs.