« Nature Writing » par André-François Ruaud

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Mais ce billet sera un peu différent. André-François Ruaud avant d’être éditeur, (certains oseraient même dire avant d’être humain) est lecteur. Et il vous parle d’un de ses derniers coups de cœur littéraires : le genre « Nature Writing ».  

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Sur la page d’accueil du site des Moutons électriques, le quatrième menu se nomme « thématiques ». Nous y avons répertorié divers motifs récurrents des livres que nous publions — et au sein de ces regroupements, vous noterez peut-être le terme de « nature writing ». Trois titres seulement, trois romans, y apparaissent : Conte de la plaine et des bois, de Jean-Claude Marguerite ; Dur silence de la neige, de Christian Léourier ; et La Lisière de Bohème, de Jacques Baudou. Mais qu’est-ce donc que le « nature writing » ? Eh bien, il s’agit d’un genre littéraire à la double nationalité : dans sa version anglaise (celle que je préfère), il s’agit d’écrire sur le rapport intime entre l’homme et la nature, entre la culture et la nature, à travers aussi bien le jardinage (art anglais s’il en est) que la promenade, l’observation ou la philosophie, les espaces encore sauvages mais également les franges urbaines. Dans sa version américaine, c’est véritablement la littérature des grands espaces, introspective et sensuelle, celle que l’éditeur Gallmeister promeut assidument. J’avoue ne goûter que peu celle-là, généralement d’une virilité triomphante, une littérature du feu de bois et des canyons, imposée par l’américanisme galopant de la branchitude française. La mentalité américaine m’irrite souvent, je préfère ô combien l’approche britannique, ouverte, contemporaine et sensible — j’ai d’ailleurs constaté avec intérêt que si une partie de ces ouvrages de réflexion / observation sur la nature sont l’œuvre de naturalistes, un certain nombre l’est également de poètes. Tout cela pour dire qu’à travers les trois romans que j’ai eu la chance de publier, j’ai déniché un petit peu d’une expression francophone du « nature writing », je crois, une approche bien à nous où un brin de fantastique permet de toucher à notre rapport avec l’environnement naturel — un fantastique à ciel ouvert. J’en veux pour preuve, par exemple, que le Marguerite répond presque exactement à la définition qu’esquissait un journaliste du Figaro il y a quelques années : « Un homme. Un chien, peut-être. Un homme et son chien, éventuellement ! Des arbres, du ciel, de l’eau, de la neige, des cailloux. Des parties de pêche, de chasse, et beaucoup de solitude. »

Aurai-je l’occasion de publier d’autres romans relevant du « nature writing » ? On verra bien, il s‘agissait de rencontres de hasard. En attendant, je fus heureux de les saisir, ces belles occasions, et pour mon propre plaisir je reviens régulièrement à ce « nature writing » anglais que je découvris par hasard, à la fin d’un séjour londonien. J’avais quelques sous encore à dépenser et j’attendais l’Eurostar qui me ramènerai sur le continent. J’étais donc allé faire un petit tour dans la librairie Foyles de la gare de St Pancras (maintenant renommée Hatchard’s), librairie qui, pour un magasin de gare, est étonnamment bien tenue et diverse, une vraie librairie, pas un simple vendeur de best-sellers comme tant que gestionnaires imbéciles le voudraient. Non loin de l’entrée, une table de livres sur les jardins et la nature attira mon regard.

Ah, les jardins et la nature ! Deux grandes passions bien anglaises. Les citoyens de l’archipel britannique semblent entretenir avec leur environnement un lien plus étroit, en tout cas assez différent, de celui des citoyens français. Il y a belle lurette que je m’esbaudis des émissions de jardinage en prime time, que je me régale des documentaires anglais sur des jardins ou sur des promenades naturelles… Ayant en tête la nécessaire rédaction du troisième Dico féerique, le tome consacré à la féerie végétale, je regardais cet étalage avec une vague curiosité — et tombais amoureux d’une couverture, celle de Wildwood par Roger Deakin. Sous-titre : « A Journey Through Trees ». Mon camarade Julien se moque souvent de mon goût pour les images d’arbres sur des couvertures… mais c’était plus que cela : ces formes en simple aquarelle, la texture du papier, l’embossage du titre, tout me séduisit dans ce Penguin. Et tant qu’à faire, j’achetais aussi Weeds (« The Story of Outlaw Plants ») de Richard Mabey et Beechcombings (« The Narratives of Trees ») du même. Que n’avais-je pas fait ! Soudain s’ouvrait pour moi un genre que j’avais ignoré, ce fameux « nature writing ». Et je n’ai plus cessé de revenir au calme contemplatif, au beau mouvement de l’intime au général de cette littérature-là…

« Espérer le soleil » de Nelly Chadour

Glacée de terreur, Arasi n’osait plus bouger, même pour essuyer le voile de sueur qui baignait son visage. Elle ne se rappelait que trop bien comment son patron avait fixé intensément un des redoutables frères Messina, Carmelo, avant de l’égorger. Au loin, la rumeur du restaurant et de la circulation se réduisit à un salut inaccessible pour la veuve bloquée dans la même pièce que le gangster le plus impitoyable de Londres.
« Ces hypothèses sont en corrélation avec les signalements, James », dit-elle en se léchant nerveusement les lèvres. « J’ai recueilli les confidences de témoins, mais elles sont tellement… fantaisistes. La superstition a pris le pas sur le bon sens.
— Il y a encore six ans, ce pays ne croyait pas à l’existence des vampires et autres créatures de la nuit. Quelle sorte d’être doit-on traquer, Arasi ? »
La femme indienne secoua la tête, impuissante.
« Je n’en sais rien, personne n’a jamais rien vu de pareil. Cela ressemblerait à un homme, mais sa peau serait incandescente, ses cheveux, des flammes qui formeraient une couronne, et ses yeux, des joyaux du soleil. Il serait capable de voler et de passer à travers les murs. Et le plus étonnant, c’est que les enfants ne sont pas effrayés par son aspect. Voilà pourquoi la communauté hindoue est persuadée qu’il s’agit d’un Rãkshasa, un démon qui peut changer d’apparence et dévore les humains. Les musulmans et les catholiques, eux, pensent à un ange. Ils s’imaginent que les enfants ont été bénis, et s’opposent aux recherches.
— Ne dissuade pas les hindous. Il faudra compter au moins sur leur aide. Je ne sais pas si c’est un Rôdeur de la nuit d’un genre spécial, mais je n’aime pas ça. Des témoins vont finir par répandre la rumeur d’une créature surnaturelle et le service occulte de la British Army risque d’envoyer la Russe à sa recherche. »
Le gangster se leva. La femme se sentit écrasée par son ombre soudain imposante. La pièce parut s’obscurcir.
« Je m’occupe de tout, Arasi. Le plus rapidement possible. Mais sache que nous ne serions pas dans cette situation d’urgence si tu avais été plus vigilante en m’avertissant dès les premiers témoignages. Tu devras répondre de ce manquement. Je n’oublierai pas. »
La veuve Mahendra sentit les larmes lui monter aux yeux, mais approuva d’un signe de tête, comprenant qu’elle aurait beaucoup à se faire pardonner. Quand James Hawkins eut claqué la porte derrière lui, elle s’effondra sur le fauteuil et éclata en sanglots terrorisés.

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Nelly Chadour, « Espérer le soleil« , septembre 2017

 

« Effet de seuil cumulatif » par Alex Nikolavitch

Alex Nikolavitch est un des auteurs phares des Moutons électriques : outre ses essais érudits et passionnants « Apocalypse ! » et « Cosmonautes ! », il a écrit deux fictions pour les éditions ovines : le space op’ « Eschatôn », où les marines de l’espace rencontrent les grands anciens, et la fantasy urbaine « L’Île de Peter », évoquant un Peter Pan moderne et un peu plus destroy. On nous murmure également qu’il préparerait un troisième roman, un récit arthurien qui promet de l’épique et de la poésie. Cette semaine nous vous proposons un petit mot tiré de son blog, « La Nikolavitch War Zone« , sur les origines et la recherche pour écrire son futur chef d’oeuvre.

La page de l’auteur : http://www.moutons-electriques.fr/alex-nikolavitch

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Puisque je suis au début de la rédaction d’un nouveau roman, je suis en plein dans cette phase où je dévore plein de documentation de façon totalement obsessionnelle. Bouquins, films, cartes géographiques, fiches wikipédia, je fais feu de tout bois. Le but avoué est de m’immerger pleinement dans mon sujet (le but réel, en fait, c’est juste de satisfaire à ma maniaquerie compulsive, mais je ne le dis pas parce que ça fait moins genre).

Dans le cas présent, le gros de la doc c’est tout ce que je peux trouver sur les îles britanniques au cinquième siècle et sur les bases les plus profondes de la légende arthurienne. Je ne suis pas le premier à jouer à ce jeu-là, mais ces périodes de genèses mythiques sont fascinantes (il en va de même sur la période présumée de la Guerre de Troie) (les deux époques se ressemblent assez, d’ailleurs, avec de grands effondrements politiques s’accompagnant de grands mouvements de populations) et j’y reviens souvent.

Et en fait, même si l’idée de ce bouquin ne m’est venu qu’il y a quelques mois, je m’aperçois qu’en fait ça marinait depuis longtemps. J’ai toujours aimé l’arthurien et toujours lu des trucs à ce sujet. Et ça fait quelques années que je potasse en profondeur toute la période qui entoure directement la fin de l’empire romain, grosso modo de la bataille d’Andrinople (crise migratoire des Goths) à celle de Vouillé (fin du royaume gothique de Toulouse et suprématie franque sur la Gaule), soit un siècle et demi de mutations profondes en Europe Occidentale. Cette étude du sujet n’a rien de systématique, mais quand je tombe sur des bouquins là-dessus, je prends. Du Patrick Geary, du Alessandro Barbero,  voire du Ferdinand Lot, des ouvrages de synthèse, les rares textes survivants de la période, etc. Au fil du temps, j’ai accumulé du matos. Je me suis fait des opinions assez précises sur certaines choses. J’en ai précisé d’autres (ce qu’on nous apprend à l’école là-dessus est au mieux infime, au pire inepte).

Et de temps en temps, toutes ces infos accumulées, ces bribes de compréhension et ces faits qui s’assemblent peu à peu se cristallisent d’un coup. Il y a quelques années, ça s’est retrouvé dans ma grosse conférence sur le Moyen-Âge en BD, par exemple (même si elle se centrait plutôt sur la période 1000-1500, elle évoquait frontalement le problème de la limite plus que floue entre Antiquité Tardive et Haut-Moyen-Âge).

Depuis, j’ai continué à accumuler. Et d’un coup, paf, ça s’est cristallisé à nouveau. Et quand je parle de cristallisation, c’est exactement ça. Je ne sais pas si vous avez déjà vu ce genre de trucs : dans une solution sursaturée, on introduit un bout de cristal, et d’un coup, sa structure « infecte » le tout, elle se propage et la solution cristallise en masse d’un coup (c’est une astuce connue dans l’industrie, notamment), c’est très spectaculaire. Eh bien c’est ce qui m’est arrivé quand, il y a quelques mois lors d’un voyage en bus, j’ai lu (de travers, d’ailleurs, mais ça n’a aucune importance), un commentaire sur les plus anciennes sources galloises du mythe arthurien. Pouf, plein d’idées qui me clapotaient dans la cervelle se sont assemblées en masse et j’avais le plan de mon bouquin quasiment tout cuit dans le bec avant même d’être arrivé à mon arrêt (de l’importance d’avoir un calepin sur soi en permanence pour noter ce genre de trucs).

Mais le plus drôle là-dedans, c’est que c’est maintenant que commence vraiment le boulot de documentation. Aller rechercher des infos dans les bouquins déjà lus, puis en vérifier d’autres dans d’autres bouquin, comparer des textes, vérifier des points de détail, trouver les éléments de vie quotidienne que les grosses synthèses sur les bouleversement politiques n’évoquent même pas, etc.
Tout ça pour faire de l’arthurien, soit un machin qui (on en parlait ici même y a quelques semaines à peine) n’a jamais réellement existé, et dont personne ne m’en voudrait si je me vautrais dans la fantaisie pure.

Et avec tout ça, le plus triste, c’est que, quand j’aurai fini de l’écrire, ce roman, je ne pourrai plus voir en peinture toute cette masse de doc accumulée et que je serai pressé de passer à autre chose. Ça me l’a fait pour Saint Louis, ça me l’a fait pour Burton, ça me l’a fait pour Lovecraft, ça me l’a fait pour un scénar sur Ian Fleming qui est terminé et dont je ne sais même pas s’il sortira un jour… Et alors je me vautrerai dans autre chose, dans le Siècle d’Or espagnol, par exemple, ou la Conquête Normande, ou la fin de la Guerre de Cent Ans, suivant ce qui se débloquera d’un coup. Ou alors je me lancerai dans un nouveau truc de pure SF qui me demandera surtout de contrôler la crédibilité de mes délires technologiques (ce qui est beaucoup moins chronophage que la recherche historique)

Alex Nikolavitch