Sherlock Holmes aux Enfers (Nicolas Le Breton)

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« Par ordre du Très-Bas, donnez-nous l’heure à laquelle la damnation éternelle a abandonné ce corps »
Il désignait le vieux meurtrier, le premier en ces lieux. Belzébuth grogna :
« Qu’est-ce que j’en s…
— Cet insecte, interrompit Holmes, quand arrive-t-il sur un corps inerte ? Cinq heures, six heures après ? »
Belzébuth pencha la tête de côté. On aurait pu jurer que ses yeux multiples, si c’était possible, s’agrandissaient de surprise :
« Ah ? Oh, mais pourquoi ? »
Avec peu de patience, Holmes dut réitérer son explication. Cela provoqua un regain de bruissement d’ailes chez le seigneur des mouches :
« C’est une bonne idée, tiens, commenta-t-il. Mais, ces corps, là, ils ne peuvent pas être…
— … morts ? C’est l’idée. Mais répondez plutôt. À quel stade de la putréfaction ce noble insecte infernal commence-t-il à s’intéresser aux chairs abandonnées ? »
Le seigneur Belzébuth tiqua, peu habitué à être traité aussi cavalièrement. Puis une singulière nuance d’intérêt teinta son expression — pour autant que cette dernière puisse être déchiffrée. Il se décida à répondre :
« Je dirais que mes petits chéris à dix pattes se jettent sur les membres coupés — ceux qui ne sont pas redévorés, s’entend bien — avant que cela ne devienne raide, et tout à fait froid.
— Avant la rigor mortis, évalua Holmes. Deux à trois heures. Ou davantage… avec l’humidité qui règne ici ! Hum, cela est donc cohérent avec la livor mortis, et l’accumulation de sang maximale en dessous… »
Le reste se perdit dans un marmonnement. Holmes s’absorba en calculs, assisté par Phosphoros qui lui tendait le Mégnin déployé sur ses tables de calcul.
« Mais où êtes-vous ? », susurra Belzébuth. Le roi des Enfers n’en saura pas davantage : d’un geste, Holmes fit mine à Sammaha de couper le lien sigillé. Le succube détruisit le symbole d’un balayage hâtif. La face du seigneur des mouches s’effaça.
Restait à Holmes à comparer. Il examina les corps les uns après les autres. Il se penchait au-dessus d’un adolescent, quand un détail capta son attention : un ver bien vivant sortait de la bouche immobile. Un ver affreux, velu et garni d’une gueule dentée, tout entier vision de cauchemar. Qui s’évanouit dans l’air, en un petit nuage irréel.
Holmes ouvrit grand les lèvres, plongea sa loupe entre les dents inertes du cadavre, observa avec minutie. Il claqua des doigts :
« Phosphoros ? »
L’ange déchu claudiqua jusqu’à Holmes et Mary. Sherlock demanda l’une de ses épingles à cheveux à Mary. Elle obtempéra : une de ses mèches retomba souplement, barrant son visage d’un éclair doré, ce qui ne laissa pas de troubler Holmes, qui se remémora l’étrange balafre apparue puis effacée.
Il chassa ces pensées. Muni de l’épingle, Holmes la plongea avec mille précautions dans la gorge du mort. Au moment où le majordome infernal parvenait à leur niveau, Sherlock Holmes exhiba sa découverte au bout de la pince transformée en lancette.
Un morceau de fruit blanchâtre, marbré de veines brunes de pourriture, et partiellement mâché. Trois ou quatre vers semblables à l’autre faisaient leurs délices de ce repas immonde.
Sans l’anneau d’argent à leur doigt, nul doute que Holmes comme Mary ne se soient jetés sur le morceau pour le dévorer à leur tour, asticots et pupes y compris… Ses sucs exhalaient un attrait irrésistible sur les sens, faisant oublier sa corruption avancée.
L’ange déchu et le démon succube sursautèrent, en proie à la surprise et au choc les plus absolus. Puis Sammaha se jeta en avant, droit sur le morceau de fruit pourri. Le bâton de Phosphoros intercepta le succube au vol, l’assommant pour le compte. Phosphoros tourna alors toute son attention sur le fruit.
Une aura de puissance terrible entoura le majordome, occultant la roche et les cadavres derrière lui. — une étrange lumière grise, qui vira au blanc, puis rosit, s’acheva en un rouge profond. Enfin, comme si Phosphoros reprenait le contrôle de ses réactions, la force qui faisait trembler l’air autour de lui, bourdonnait dans les oreilles et remuait les tripes des témoins présents, cette force reflua, disparut comme si elle ne s’était jamais manifestée.
Il reprit sa longue trique tombée au sol, embrocha le bout de pomme corrompue de la pointe, comme pour se défendre lui-même d’y toucher. :
« L’affaire est plus grave que je ne le pensais. Nous avons audience. Audience avec Satan. »
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« Malheur aux gagnants »

Malheur aux gagnants de Julien Heylbroeck, septembre 2017

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Les pneus de la C4 dérapaient dans les courbes des étroites routes bourguignonnes, épargnées par la neige. L’automobile fonçait dans la nuit. Son conducteur, concentré, les mains gantées sur le volant, prenait les virages de la voie comme un pilote de course et faisait rugir le moteur de la Citroën à chaque ligne droite. Les phares ronds peignaient le paysage, laissant apparaître fugacement des rangées d’arbres, quelques rares masures, tantôt une borne qui dépassait des herbes folles, parfois un renard dont les yeux luisaient sur le bas-côté.
— Dis-moi, Fend-la-gueule, tu te crois à la Croisière jaune ?
— On arrive bientôt à Sens, pas à Pékin !
— Alors peut-être que tu pourrais lever un peu le pied ? Nous ne sommes pas poursuivis, nous ne nous livrons à aucune course de vitesse…
— Je sors pas souvent Francine, alors tu permets, j’en profite.
— Francine ? Tu as donné un nom à ton auto ?
— Eh pourquoi pas ? répondit Fend-la-gueule en négociant un virage au cordeau. 3000 tours-minute, 1600 cm3, tout nouveau modèle de distributeur, des pointes à 90 km à l’heure ! En plus, on est bien dedans et elle monte vite dans les tours.
— Elle en vaut bien une autre ? demanda Piquemouche avec une légère ironie.
— Une autre quoi ? Aaah… Monsieur Baumard, si ma femme t’entendait, tu passerais un sale quart d’heure. Elle n’aime pas qu’on se moque, comme ça.
— Tu es marié ?
— Oui da ! Avec une jolie pépée, même, si tu la voyais… Euh… Désolé.
— Ce n’est rien. Elle a un nom, cette beauté ?
— Jeanne. Elle est infirmière. On s’est rencontrés, ben… pendant mon séjour au Val-de-Grâce. Peut-être que tu l’as croisé, toi aussi.
— Je ne suis pas resté longtemps là-bas. Comme je n’y voyais plus rien, je crois que j’ai pu plus rapidement faire le deuil de mon visage. Je n’ai pas eu besoin… d’être entouré de mes semblables. De fait, je suis parti à Luynes. J’ai échangé un monastère pour un autre.
— T’es rentré dans les ordres ? demanda Fend-la-gueule en levant le pied tandis qu’ils traversaient un hameau aux alentours de Dixmont.
La pancarte rouillée indiquait Vaumort.
— Pas vraiment, je suis allé vivre dans une cité un peu particulière. Mais je crois qu’on arrive, non ? voulut savoir Piquemouche.
— Oui, nous arrivons à la pension de famille. Mais comment est-ce que tu l’as deviné, pardi ?
— Tu ralentis, camarade. Tu ralentis.
— Au fait, tu ne m’as pas dit, pourquoi Piquemouche ?
Un homme avec une lanterne attira leur attention. Il se tenait devant une grange à la porte grande ouverte. Il leur fit signe d’avancer et la Citroën roula au pas, le moteur parfois ronronnant, quelques fois grondant jusqu’à ce que Baumard lâche, exaspéré :
— Tu vas réveiller le département entier, cesses donc de faire hurler ton engin !
— Bonsoir, les messieurs de Paris. Avez-vous fait bonne route ? demanda l’aubergiste, un bonhomme d’une cinquantaine d’années, au visage rubicond et au nez large et bleuté. Vous prendrez bien un petit coup avant d’aller dans la salle à manger ? J’ai un rouge qui date d’y a deux ans qui se laisse goûter.
La femme du taulier, toute menue et les cheveux coiffés d’un foulard, vint récupérer leurs valises et leur dit que la soupe était prête. Les deux vétérans et l’aubergiste s’assirent sur des tabourets bas, à côté d’une série de barriques. Adolphe Fantin, mais qu’il fallait appeler Rossignol, rapport au fait qu’il sifflait du matin au soir, fit la grimace quand ses hôtes furent éclairés par sa lanterne. Il fixa un instant les ravages cicatriciels de Fend-la-gueule. Il regarda également la peau lunaire, tachée et constellée de cratères de Piquemouche, sa bouche avalée par les flammes, sa prothèse de nez accrochée à une fausse paire d’yeux portée par des lunettes tout aussi inutiles. Puis Fantin soupira. Sans rien dire. Et personne ne parla pendant un moment. Baumard refusa le verre que lui proposa Monsieur Fantin, préférant une tisane, mais il accepta le bras de l’aubergiste pour aller jusqu’à la grange. Fend-la-gueule, lui, avait sorti sa paille et dégusta cru sur cru, comparant, échangeant des adjectifs savants. Au bout de plusieurs verres, il se redressa, tangua un peu et déclara :
— Faut que je prenne l’air, j’ai les lunettes en peau de saucisson…

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« Nature Writing » par André-François Ruaud

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Mais ce billet sera un peu différent. André-François Ruaud avant d’être éditeur, (certains oseraient même dire avant d’être humain) est lecteur. Et il vous parle d’un de ses derniers coups de cœur littéraires : le genre « Nature Writing ».  

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Sur la page d’accueil du site des Moutons électriques, le quatrième menu se nomme « thématiques ». Nous y avons répertorié divers motifs récurrents des livres que nous publions — et au sein de ces regroupements, vous noterez peut-être le terme de « nature writing ». Trois titres seulement, trois romans, y apparaissent : Conte de la plaine et des bois, de Jean-Claude Marguerite ; Dur silence de la neige, de Christian Léourier ; et La Lisière de Bohème, de Jacques Baudou. Mais qu’est-ce donc que le « nature writing » ? Eh bien, il s’agit d’un genre littéraire à la double nationalité : dans sa version anglaise (celle que je préfère), il s’agit d’écrire sur le rapport intime entre l’homme et la nature, entre la culture et la nature, à travers aussi bien le jardinage (art anglais s’il en est) que la promenade, l’observation ou la philosophie, les espaces encore sauvages mais également les franges urbaines. Dans sa version américaine, c’est véritablement la littérature des grands espaces, introspective et sensuelle, celle que l’éditeur Gallmeister promeut assidument. J’avoue ne goûter que peu celle-là, généralement d’une virilité triomphante, une littérature du feu de bois et des canyons, imposée par l’américanisme galopant de la branchitude française. La mentalité américaine m’irrite souvent, je préfère ô combien l’approche britannique, ouverte, contemporaine et sensible — j’ai d’ailleurs constaté avec intérêt que si une partie de ces ouvrages de réflexion / observation sur la nature sont l’œuvre de naturalistes, un certain nombre l’est également de poètes. Tout cela pour dire qu’à travers les trois romans que j’ai eu la chance de publier, j’ai déniché un petit peu d’une expression francophone du « nature writing », je crois, une approche bien à nous où un brin de fantastique permet de toucher à notre rapport avec l’environnement naturel — un fantastique à ciel ouvert. J’en veux pour preuve, par exemple, que le Marguerite répond presque exactement à la définition qu’esquissait un journaliste du Figaro il y a quelques années : « Un homme. Un chien, peut-être. Un homme et son chien, éventuellement ! Des arbres, du ciel, de l’eau, de la neige, des cailloux. Des parties de pêche, de chasse, et beaucoup de solitude. »

Aurai-je l’occasion de publier d’autres romans relevant du « nature writing » ? On verra bien, il s‘agissait de rencontres de hasard. En attendant, je fus heureux de les saisir, ces belles occasions, et pour mon propre plaisir je reviens régulièrement à ce « nature writing » anglais que je découvris par hasard, à la fin d’un séjour londonien. J’avais quelques sous encore à dépenser et j’attendais l’Eurostar qui me ramènerai sur le continent. J’étais donc allé faire un petit tour dans la librairie Foyles de la gare de St Pancras (maintenant renommée Hatchard’s), librairie qui, pour un magasin de gare, est étonnamment bien tenue et diverse, une vraie librairie, pas un simple vendeur de best-sellers comme tant que gestionnaires imbéciles le voudraient. Non loin de l’entrée, une table de livres sur les jardins et la nature attira mon regard.

Ah, les jardins et la nature ! Deux grandes passions bien anglaises. Les citoyens de l’archipel britannique semblent entretenir avec leur environnement un lien plus étroit, en tout cas assez différent, de celui des citoyens français. Il y a belle lurette que je m’esbaudis des émissions de jardinage en prime time, que je me régale des documentaires anglais sur des jardins ou sur des promenades naturelles… Ayant en tête la nécessaire rédaction du troisième Dico féerique, le tome consacré à la féerie végétale, je regardais cet étalage avec une vague curiosité — et tombais amoureux d’une couverture, celle de Wildwood par Roger Deakin. Sous-titre : « A Journey Through Trees ». Mon camarade Julien se moque souvent de mon goût pour les images d’arbres sur des couvertures… mais c’était plus que cela : ces formes en simple aquarelle, la texture du papier, l’embossage du titre, tout me séduisit dans ce Penguin. Et tant qu’à faire, j’achetais aussi Weeds (« The Story of Outlaw Plants ») de Richard Mabey et Beechcombings (« The Narratives of Trees ») du même. Que n’avais-je pas fait ! Soudain s’ouvrait pour moi un genre que j’avais ignoré, ce fameux « nature writing ». Et je n’ai plus cessé de revenir au calme contemplatif, au beau mouvement de l’intime au général de cette littérature-là…