Le caractère uchronique

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Olav Koulikov nous explique dans quel univers se déroulent ses Mémoires d’un détective à vapeur.

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  • Le caractère uchronique est établi par le fait que l’Angleterre, comme une majeure partie de l’Europe, est partie intégrante de l’Empire de Toutes les Russies. En effet, fin 1825 lorsque le Tsar Alexandre 1er mourut à Taganrog, après avoir déclaré à maintes reprises sa décision d’abdiquer (faits historiques), ce n’est pas son frère cadet Nicolas qui devint son successeur, mais bien le Grand-duc Constantin (qui dans notre réalité a renoncé au trône). Constantin 1er devint donc Tsar le 14 décembre 1825. Et en 1837, il épousa la jeune héritière du trône britannique, Victoria (en lieu et place d’Albert de Saxe-Cobourg, l’héritier de la toute nouvelle monarchie belge, dans notre histoire).
  • Lorsque le Tsar Constantin se maria avec Victoria, il venait déjà d’épouser la foi bouddhiste, tendance « grand véhicule ». Passionnée de spiritisme et de mysticisme, la jeune souveraine britannique suivit avec enthousiasme son époux dans cette voie. Les calendriers romains et orthodoxes furent abandonnés au profit d’un nouveau mode de datation, mis au point par les savants de Constantin d’après des calculs basés sur la naissance de Siddharta Gautama (Bouddha). Résultat des courses : alors que la France marxiste-engelsiste considère qu’on est toujours dans les années 1990, l’Empire de Toutes les Russies, celui sur lequel le soleil ne se couche réellement jamais, fête en grande pompe l’avènement de l’An 3000 : ainsi, une statue du Bouddha Amida est érigée sur l’Isle aux Chiens, « d’une taille rivalisant avec celle de la Statue de la Liberté de Saint-Pétersbourg ou de la Tour de l’Étoile Rouge de Paris. »
  • Le monde n’a connu aucun des trois grands conflits mondiaux – 1870, 1914 et 1945 ! Non plus, bien sûr, que la Révolution russe de 1917. Pacifiée, l’Europe est presque entièrement sous le joug russe — l’Allemagne n’a jamais été unifiée, la Finlande n’a jamais été indépendante (on évoque d’ailleurs des « terroristes finnois »). En revanche, plusieurs conflits sino-russes ont embrasé l’Extrême-Orient (provoquant notamment un afflux de réfugiés de Hong Kong à Londres). Le servage a été aboli dans toute la Russie en 1837, année du mariage de Constantin avec Victoria (contre 1861 dans la vraie histoire). Le sud de l’Europe est encore indépendant, notamment la France (l’U.R.S.F.) et l’Italie qui sont devenues des puissances communistes (« solidaristes ») après avoir fait leur Révolution en 1848. La France n’échappe pas pour autant à l’influence russe : l’un de ses artistes officiels, en 1995, est toujours Erté — peintre, décorateur et dessinateur né à Saint-Pétersbourg en 1892, de son vrai nom Romain de Tirtoff (une star de l’Art déco, dans notre vrai monde). Et l’architecture française récente a été dominée par « l’École de Saint-Pétersbourg », un groupe de jeunes étudiants et professeurs de la Akademija Hudizestv (Académie des beaux-arts) ayant rejoint la France révolutionnaire vers 1925 (Iakov Tchernikov, Leonti Benoit, etc.). En 1995, le président français (ou plutôt, le « Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union des Républiques Solidaires Françaises ») est le vieux Pierre Mendès France, qui œuvre pour la détente des relations franco-impériales.
  • Un prétendu « gouvernement français en exil » existe, réfugié à Londres, mais il est insignifiant et sur le déclin (sous la direction d’un certain Valéry Giscard d’Estaing). N’ayant jamais connu l’influence américaine de l’après-Seconde Guerre mondiale, notamment, la France encore très rurale et traditionnelle accuse un net retard technologique par rapport à l’Empire anglo-russe.
  • Un aspect steampunk est donné par une technologie décalée, en retard par rapport à nous sur certains points, en avance sur d’autres — pas les mêmes progrès dans un monde si différent. Ainsi les rues de Londres (en fait London Metropol Area) sont-elles souvent emplies de la vapeur issue tant des véhicules que des usines. On voyage volontiers en dirigeable, plutôt qu’en aéroplane. Mais en revanche, des barrières Bonnetier-Henriet protègent les domaines réservés aux plus riches, sous la surveillance de la Régulation — qui manipule la météo sur ces propriétés privilégiées. Les usines Zeppelin fabriquent des robots. Autogyres dans le ciel, taxis à alcool dans les rues, on nomme encore les photos des daguerréotypes…

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… André-François vous parle cette fois-ci de son travail, avec Xavier Mauméjean, sur la biographie (bien réelle) du célèbre détective belge : Hercule Poirot (http://www.moutons-electriques.fr/poirot-vie-poche)

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À propos de monsieur Poirot, juste un détail, un souvenir que je peux vous confier : nous avions presque terminé de rédiger cette nouvelle version de sa biographie, Mauméjean et moi, lorsque je réalisai que nous avions omis quelque chose de pourtant assez important : l’on savait que Poirot, en bon Belge de son époque, était croyant, forcément catholique. Comment imaginer qu’il n’allait pas à la messe, alors ? Non qu’Agatha Christie n’ait jamais évoqué cela, mais soudain il me sembla qu’il s’agissait d’une évidence, d’un trait de caractère intime qui ne pouvait être inséré dans un roman policier mais devait faire partie de l’existence quotidienne de notre cher détective.

Comme nous l’écrirons alors : « Nulle part dans les textes il n’est fait la moindre allusion au fait que Poirot se rende dans une église. Mais, à cette époque, il s’agissait encore d’une démarche assez commune, fort peu sujette à commentaires spécifiques. La foi de Poirot relevant du domaine intime et n’ayant pas de lien avec ses enquêtes, ses biographes n’ont pas jugé utile de nous donner des indices sur sa fréquentation ou non d’un lieu de culte. »

Mais enfin, l’évidence me frappe, Hercule Poirot ne se rend-il pas parfois à la messe ? Je cherche sur des cartes : les églises catholiques ne sont vraiment pas nombreuses à Londres. Ah, en voici une pas très loin de Covent Garden… Oh mais non, encore mieux, attendez… Il y en a une au bout de Charterhouse Street, la rue qui conduit à l’immeuble d’Hercule Poirot sur Charterhouse Square ! La réalité nous fait de ces cadeaux : l’église de St Etheldreda, l’une des plus vieilles d’Angleterre, sur Ely Place. Une église catholique, la seule de tout ce secteur. Voilà : impossible d’imaginer qu’il ne s’agisse pas de l’église où monsieur Poirot, alla de temps en temps à la messe.

Ainsi se conduit la biographie d’une grande figure mythique des littératures populaires : sous la forme d’une enquête.

Andre-François Ruaud

Note d’intention pour « Femmes d’argile et d’osier » (par Robert Darvel)

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Robert Darvel, auteur, éditeur, vous parle de son dernier livre : « Femmes d’argile et d’osier« , un conte exotique au pied du Machu Picchu.

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L’idée première était d’amener un fait historique avéré vers le conte sans heurt ni brutalité ; sans que la réalité rechigne ni ne se cabre ; sans que le lecteur assiste à une lutte ou à une capitulation. Un récit développé en des termes proches des basculements chers à Cortázar, mais sans l’effroi ― sans que l’objet du récit soit le changement de camp. L’histoire mue de manière naturelle. Ce n’est pas une reconstitution historique ; ce n’est pas un récit d’aventures. C’est un voyage à travers une tapisserie, de son endroit à son envers.

D’où le reflet du Machu Picchu ; d’où, dès les premières pages, cette « chaussée géminée d’un reflet aérien » ; ce « lit double, épars et trompeur qu’hommes et bêtes devaient préférer à toute autre surface où cheminer ».

J’ai choisi comme objet de cet amusement la découverte du Machu Picchu par Hiram Bingham en 1911. Cela me permettait de garder en arrière-plan l’ombre du réalisme magique sud-américain.

Il n’y a pas de révélation de la part des personnages, pas de brutale épiphanie ni de conversion. Tout au plus une réponse à l’existence de certaines chenilles (uru) dans une certaine vallée (bamba).

De même, il n’y a pas de surprise dans la structure (mais il y en a dans les péripéties), pas de twist intrinsèque, mais un glissement progressif, têtu et de plus en plus saillant. Le lecteur sait. Néanmoins, il tombe de sa chaise lorsqu’un muletier de sureau s’ôte la tête.

Ce même lecteur est amené à s’installer dans le confort d’une rigueur historique soutenue, non pas trompeuse, ni secondaire ― juste brève (les notes de bas de page, elles, continuent un temps, de manière imperturbable alors que le merveilleux est avéré). Il y a l’explorateur, ses compagnons et le détail du financement de l’expédition dont la durée et l’itinéraire sont fidèles à la réalité ; il y a une femme d’argile et d’osier, des poupées de conte, une roche qui parle, des conquistadores quadricentenaires. Il y a la mutation progressive d’un unijambiste en créature d’osier ; il y a celle d’un scaphandre de caoutchouc en personnage vivant et agissant. Il y a une fin brutale, mais anticipée dès le chapitre deux. Les contes (« On raconte ceci ») qui s’entremêlent à la narration ont autant de réalité que l’histoire. Les deux formes de récit ne luttent pas. C’est une réalité double qui jamais n’est séparée. Bingham renonce à l’Histoire pour le Conte et traverse la tapisserie de l’une à l’autre.

Outre les mémoires de Bingham, de l’explorateur Charles Wiener et de Catalina de Erauso, mes sources ont été : « La troisième balle » de Leo Perutz ; « The explorer » de Rudyard Kipling ; « Le zoo du docteur Ketzal » de Raymond Reding (BD de 1973) ; « Aguirre » film de Werner Herzog.

Aucune mule n’a été maltraitée durant l’écriture de cette fantaisie.

Robert DARVEL

La direction littéraire – « Bon sang, pour qui se prend-il, ce Mérédith ? »

Nous vous livrons régulièrement des « mots de l’éditeur » sur nos nouveautés, juste un petit texte à chaque fois afin de vous expliquer, de manière très personnelle, comme en confidence, l’origine d’un livre… Mérédith Debaque, l’assistant éditorial des Moutons électriques, se confie cette fois-ci. Il vous parle de direction littéraire ; il a pour le moment accompagné trois auteurs : Chloé Chevalier, Nelly Chadour et Nicolas Labarre, et il dirige l’anthologie humanitaire « SOS Terre et Mer » en compagnie de Christine Luce (financement en mars).

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« Diriger » un roman est une drôle d’opération, un peu embarrassante pour tout vous dire. Imaginez-vous vous introduire dans la maison d’un ami pour discuter du choix de son mobilier, de l’emplacement de son tableau, et de fil en  aiguille, lui conseiller une nourriture plus variée ou lui indiquer la  meilleure manière d’aérer son logis. C’est passionnant bien sûr de devenir cet œil extérieur, ce point de vue qui jauge le travail immense d’une autre personne, l’observateur soi-disant objectif qui annote les bouts de phrases nés de l’imagination géniale de sa vic… de son auteur. Mais vous êtes un intrus, l’inconnu qui pinaille sur les mots et les points, qui trouve le verbe inadéquat ou trop faible, la réaction absurde ou disproportionnée, l’intrigue convenue ou manquant de panache.

Et puis, le choix du ton à prendre est difficile : faut-il être didactique, pour balancer des leçons comme un prof’ de style — « Du liant, il faut du liant ! » — ou jouer plutôt le rôle de l’humble assistant, qui prétend quand même être de bon conseil — « Je pense,
qu’il serait mieux de… » ? C’est le troisième texte que je « dirige » (je préfère le terme « accompagner », diriger me donne envie d’acheter un fouet), et si je penche largement vers le second type, le premier me rattrape parfois, et avec lui une voix grêle qui semble
chuchoter : « Mais, bon sang, Mérédith, pour qui tu te prends ? »

J’imagine alors l’auteur, outré, scandalisé même, peut-être plutôt hilare, face à mes petites notes, mes ratures timides, mes objections justifiées : « Qui est ce mec qui veut changer MON texte ? Bon sang, pour qui se prend-il, ce Mérédith ? » Malaisé de lui donner tort, à cet auteur qui offre une part de lui-même et que l’on critique aussitôt, avec tout le professionnalisme possible. Il faut réussir à établir un dialogue et, mieux encore, à instaurer une camaraderie complice, se tenir prêt, également, à essuyer refus, rebuffades, engueulades ou, parfois, un silence réprobateur.

Sans aucunement comparer l’exercice à celui d’écrire, intervenir dans la prose d’un autre est un travail laborieux, aussi périlleux que chargé de responsabilité : il faut réfléchir à ce qui est améliorable, à ce qui ne l’est pas, différencier une erreur de la volonté de l’auteur, etc. Puis trouver les bons mots, les bonnes idées et s’engager avec sincérité, parce que si l’on vient désherber le paysage d’un jardinier et lui couper quelques fleurs, il vaut mieux pouvoir expliquer avec justesse et éloquence ses raisons. La tâche est difficile.

Mais je me fais violence, parce que j’ai l’impression que le métier d’éditeur réclame cette attention sévère : examiner les textes à la loupe, traquer leurs points troubles pour qu’ils s’éclaircissent, leur offrir le petit plus d’une première lecture vigilante. Comme l’ingénieur
du son qui enregistre le CD d’un groupe, j’essaye d’aménager un environnement soigné pour le roman que j’accompagne. Tant pis si je bouscule un peu l’auteur, tant pis si je ne suis pas vraiment à l’aise. Pour le moment, malgré ma modeste expérience, le dialogue s’est toujours noué naturellement avec les auteurs, comme s’ils l’attendaient, avec peut-être un peu d’inquiétude, mais je crois aussi que l’échange professionnel les a rassurés : ils ne sont plus seuls pour affronter la publication de leur texte.

Alors je continue de pinailler.