La Bibliothèque dessinée

Une collection, c’est un peu comme un serpent ; c’est tout petit quand ça naît ; ça ondule vers sa destination, jamais trop certaine de la route à emprunter ; parfois ça se recroqueville pour se détendre soudain ; certains la craignent quand d’autres l’admirent. Et, quand elle atteint une certaine taille, elle mue.

La « Bibliothèque dessinée », notre collection de romans graphiques, vient d’opérer sa première mue. À l’origine, la collection se constituait de volumes petits formats, à couverture souple avec un papier bouffant pour les pages intérieures. Cela vient d’une première réflexion, lorsque nous l’avons créée, et d’un amour véritable pour ce format atypique de 140 mm sur 182. Nous voulions des ouvrages évoquant, dans leur fabrication, ces volumes anciens de bande-dessinée populaire (les Akim, Zembla et tous les héritiers de la bande-dessinée italienne, vendus partout et financièrement accessibles à tout un chacun), renouant ainsi dans le fond et la forme avec les origines mêmes de ces genres qui nous tiennent à cœur.

La voici, notre collection ondulante. Créations, adaptations, expérimentations graphiques… Une collection que vous avez, lectrices et lecteurs, remarquée, et à laquelle vous avez donné un bel accueil, pour notre plus grand bonheur. Mais en créant ce qui était jusqu’ici assez inédit dans le paysage éditorial français, nous savions que sur sa route sinueuse, cette collection allait rencontrer des écueils. Aux yeux de certains, elle contient trop d’images pour être rangée en littérature ; aux yeux d’autres, elle contient trop de texte pour être rangée en bande-dessinée. Complexité que nous comprenons (et revendiquons) tout à fait ! Elle est les deux à la fois, un hybride qui, à l’instar de la légendaire bête stellaire créée par Giger, pioche dans le matériel génétique de ses parents pour tendre vers la forme la plus parfaite possible. Sans toutefois naître en crevant, dans une débauche d’hémoglobine et d’esquilles, la poitrine de notre lectorat. Ceci, nous ne pouvions nous y résoudre.

Il est long d’installer une collection, et il faut parfois admettre que l’on a pu faire fausse route, pour mieux redresser la barre. Nous avons eu écho de certains avis sur notre collection, dus immanquablement à sa nature hybride. Avis que nous avons non seulement entendus, mais trouvés pertinents. Parfois, du sommet de nos tours d’ivoire respectives, nous loupons cette petite remarque, cet avis discret, qui remet tout en question, pour le mieux.

Alors que nous discutions avec Laureline Mattiussi sur la création de Mauvaise Donne, notre neuvième volume, nous savions qu’entrait au catalogue notre première vraie bédéaste. Et qu’il était temps de la première mue. De donner à nous ouvrage graphiques une forme plus proche de celle de ses ouvrages parents. Et ce, pour le bien de tout le monde, du livre, de ses auteurs et autrices, de notre lectorat et, bien entendu, des libraires.

La première étape fut de revoir les dimensions de nos volumes, à la hausse. Nous sommes donc passé de livres mesurant 14 centimètres de large sur 18 de haut à des romans marchant dans les traces de notre « Bibliothèque voltaïque », à savoir 16 centimètres de large sur 21 de haut. Quelques centimètres à droite à gauche peuvent vous paraître tout à fait marginaux, mais voyez la photo, la métamorphose est notable.

Pour appuyer cette croissance et en soutenir l’aspect luxueux que nous souhaitions pour cette collection 2.0, une couverture rigide s’avérait inévitable et, comble de la coquetterie et de l’amour du façonnage que nous partageons tous aux Moutons, elle se verrai dotée d’un vernis gonflant sur certaines parties choisies par l’artiste aux commandes. Comme son nom l’indique, un vernis gonflant est un vernis transparent qui, une fois chauffé, gonfle et donne du volume aux parties sur lesquelles il est appliqué. Lorsque vous tiendrez Mauvaise donne en main, passez votre pouce sur les parties blanches de la couverture.

L’intérieur reste une impression en bichromie, mais les nouveaux Bibliothèque Dessinée se parent désormais de gardes couleurs (voir photo) et d’un papier intérieur couché mat ; plus épais, agréable au toucher et plus blanc juste ce qu’il faut pour faire exploser les couleurs sans agresser l’œil. Après tout, ce sont des romans et leur but est d’être lus.

Si nous aimions grandement le tout premier format de la collection, force est d’admettre que sa nouvelle forme nous séduit totalement. Et nous sommes certains que vous tomberez sous son charme également !

Excellentes lectures.

Découvrir la savanture

En ce mois de janvier, les Moutons électriques donnent dans la « savanture », c’est-à-dire l’esthétique ancienne de l’anticipation française, telle qu’elle existait avant l’arrivée de l’imagerie américaine de la science-fiction.

Et pour cela, j’ai choisi de rééditer deux romans bien précis, auxquels je tenais plus particulièrement : le diptyque du Prisonnier de la planète Mars, de Gustave Le Rouge, et La Cité des ténèbres, de Léon Groc. Pourquoi ceux-là, au sein du flot de l’anticipation ancienne ? Il s’agit d’une affaire d’enfance. Car figurez-vous que la science-fiction, c’est par ces deux romans que je l’ai découverte. Eh oui, avant que de prendre connaissance des traductions de l’américain, le hasard mena l’adolescent que j’étais vers ces précurseurs français de l’imaginaire spéculatif. Il faut dire qu’à l’époque, au début des années 70, le terme de « science-fiction » n’était pas encore très connu. Mais déjà, j’avais discerné qu’il y avait là une sorte de nébuleuse thématique qui m’attirait plus particulièrement. Et ce fut avec ces romans de Le Rouge et de Groc que j’ai réalisé cela en tout premier.

Je me trouvais en vacances dans le Berry chez mon arrière-grand-mère, qui possédait une bonne quantité de reliures de revues anciennes : je me suis donc plongé, sans idées préconçues, dans l’imaginaire du passé — les bandes dessinées des Pieds Nickelés, de Bibi Fricotin ou du canard Oscar, les romans à suivre de la revue Je Sais tout (dont en particulier les Arsène Lupin, bien entendu) et la revue pour la jeunesse Le Journal de bébé… avec dans ce dernier, en feuilleton, le roman La Cité des ténèbres de Léon Groc. Ce récit d’une plongée sous la mer Méditerranée, dans des cavernes immenses et inconnues recelant toute une vie mystérieuse, m’impressionna fortement. Véritablement, ce fut mon premier « déclic » science-fictif, l’ouverture à un imaginaire.

Ensuite, désireux de retrouver ce type de récits, je découvris les Bob Morane d’Henri Vernes, Les Conquérants de l’impossible de Philippe Ébly, La Machination de Christian Grenier, les Cheyenne 6112 de William Camus & Christian Grenier, et puis… sous la forme de deux poches de chez 10/18 achetés par un oncle, Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge. Éblouissement ! La folie de cette histoire, son complot de fakirs, l’arrivée sur Mars et la scène des marrons d’eau, les horreurs vampiriques en empilement… Quel choc, quel plaisir !

Un tout petit peu après, je découvris Le Péril bleu de Maurice Renard, et puis arriva Jacques Sadoul : avec ses petits sujets dans une émission pour la jeunesse à la télévision (« Gens de la Terre bonjour ! » commençait-il d’une voix nasillarde), où il vantait sa propre production chez J’ai Lu — À la poursuite des Slans de Van Vogt, que je convainquis mon paternel de m’acheter alors que le titre paraissait dans le flot de la littérature pour les adultes ; et puis l’emprunt en bibliothèque par un copain de l’histoire de la SF moderne par ledit Sadoul, qui devint ma bible (car la bibliothèque ayant fermé, nous ne rendîmes jamais le volume, que je possède encore). Le pli de la SF américaine fut donc pris… mais jamais je n’ai oublié le double choc du Groc et du Le Rouge, et les relire me laisse chaque fois admiratif. Quels bouquins ! Il fallait vraiment que je leur donne de belles éditions, dans ma propre maison, cela s’imposait — en quelque sorte, par fidélité envers mon propre passé, et par hommage à cet immense pan de notre culture, qu’il faut redécouvrir.

Passeurs

En tant qu’éditeurs, nous nous considérons comme des passeurs. Et pour nous attribuer les mots de Philippe Le Guillou : « Passeur de mots et d’œuvres, passeur de textes, d’univers, d’expériences humaines et d’imaginaires », voilà notre profession de foi.

Ainsi, lorsque nous publions en 2021 la traduction d’un roman californien de 1989, La Ville peu de temps après de Pat Murphy, c’est bien dans ce rôle de passeurs : un roman d’une grande beauté, qu’aucun éditeur français n’avait remarqué et qu’il nous brûlait de longue date d’avoir l’occasion de proposer… Un roman qui parle de San Francisco, où l’autrice « le fait avec beaucoup de subtilités sans que l’on sache vraiment ce qui est réel ou non, utilisant une touche de magie troublant la frontière entre rêve et réalité. La ville devient mouvante et se métamorphose peu à peu grâce aux artistes. Pat Murphy réinvente San Francisco, en la rendant vivante mais aussi fascinante sous l’impact de l’art » (blog Au pays des cave trolls) et qui fait l’objet de beaucoup de coups de cœur depuis sa sortie chez nous.

En tant qu’éditeurs, nous sommes aussi des passionnés de livres — non seulement des textes, mais des objets. Pour une deuxième fois citer un bel essai de Philippe Le Guillou (Le Passeur, 2019) : « Mais une bibliothèque est rarement immatérielle et intangible, les livres sont des objets que l’on déplace et que l’on manipule, sur lesquels on écrit même parfois, ils ont une existence dans le monde des choses matérielles avec des couvertures, des pages, une certaine qualité du papier, une rareté, une fragilité, un prix. » Nous aimons la beauté des livres, qui pour nous ne sont pas simplement des pages en papier quelconque avec une mauvaise colle et une carte trop fine, assemblées au moindre coût afin de consolider une rentabilité, non, et ainsi admirons-nous des confrères éditeurs qui, comme Monsieur Toussaint Louverture ou Éditions 2024, soignent formidablement leur production. Dans cet esprit, en ce mois de décembre nous proposons deux projets peaufinés et relativement luxueux, l’un rêvé de longue date et l’autre profitant d’une contrainte spécifique pour en faire une belle opportunité.

Le premier, c’est une réédition d’un recueil « culte » d’un auteur bien trop peu connu, Timothée Rey, formidable chantre d’un univers de contes de fées où la société féerique aurait progressé au même rythme que la nôtre : il suffit de lire la nouvelle introductive, ce voyage en bus au milieu des tiges de haricot géant, et le danger que constitue la chute des cosses, pour saisir toute la cocasserie et l’intelligence de cette fiction. Truculence, impertinence, émotion, humour : Des nouvelles de Tibbar est absolument à redécouvrir, un livre fort et précieux, auquel nous donnons une édition cartonnée avec dos rond semi toilé, et des illustrations originales de notre camarade Patrick Larme (compagnon de route des Moutons électriques de longue date, cf. ses dessins dans le Dico féerique). C’est également cela, être un éditeur : la fidélité à des auteurs.

Quant au Sentiment du fer de Jean-Philippe Jaworski, figurez-vous que nous devions le rééditer afin d’assurer notre copyright de la nouvelle préface voulue par l’auteur. Alors qu’à cela ne tienne : déjà vendu à plus de 12 000  exemplaires, ce recueil appartenant au cycle du Vieux Royaume fait donc l’objet d’un petit format relié, avec gardes couleur, de manière à le rendre le plus agréable possible — et reconnaissons-le, nous avons même été surpris par la joliesse du produit fini. Nous en referons donc, des livres dans ce format précis, à commencer par une édition augmentée pour la librairie des Miscellanées de Jean-Philippe Jaworski, en février, mais aussi deux autres projets de longue date qui sortiront en fin d’année prochaine, vous verrez ça…

Et les deux sont en tirage limité, afin de leur donner encore un surcroît de valeur. Respectivement 1300 et 2000 exemplaires.

Ce n’est pas fini : attendez de voir nos nouveautés de janvier… Cela va encore être du beau !

Roman court

J’aimerais soulever un point de classification de plus en plus arbitraire, il y va du salut public des gens de lettres, surtout dans l’imaginaire par trop inféodé au vocabulaire… anglo-saxon, et pas trop au fait des correspondances de l’anglais au français. Voyez ça comme une rectification qui rappellera les miles et les kilomètres. (Christine Luce)

Pour établir ma démonstration avec des exemples concrets, voici quelques titres célèbres de la littérature :

1 – L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson
2 – Métamorphose, Franz Kafka
3 – L’Orange mécanique, Anthony Burgess
4 – La Ferme des animaux, George Orwell
5 – Le Vieil Homme et la Mer, Ernest Hemingway
6 – L’Étranger, Albert Camus
7 – Le Château d’Otrante, Horace Walpole

Pour chacun de ces textes, de quel format sont-ils à votre avis : nouvelle ou roman ?

Tentez de ne pas lire la suite avant de répondre ! Et ne cherchez pas plus loin que nouvelle ou roman, in french in ze texte. Décidez-vous entre ceci et cela.
Attention, je parle bien de format : la taille attendue pour l’impression, qui génère une convention générale, avant l’appréciation du texte, en tant que « chose écrite» sur laquelle on appuiera ensuite d’autres considérations, nombreuses, de variantes, de précisions, de techniques et analyses littéraires.

Bien, à présent, voici un récapitulatif des trois formats officiels en France depuis… à vue de nez, presque deux siècles :

– La nouvelle (notez tout de même que l’on parlait de conte, sans connotation féerique ou enfantine, auparavant)
– Le roman court
– Le roman

Aux États-Unis, en particulier, les formats sont :

– Novelette
– Novella
– Novel

Vous remarquerez immédiatement le champ lexical à partir de « novel » et tout se passait très bien pourtant, pour les correspondances d’une langue à l’autre :

– La nouvelle : novelette
– le roman court : novella
– le roman : novel

Même si les mesures fluctuaient légèrement, sinon ce n’est pas drôle, comme pour les autres unités de mesure, sans oublier la méthode de comptage : à la ligne, au mot, au signe. (la ligne ne se fait plus, mais je rappelle que l’expression « tirer à la ligne » (allonger la sauce du texte au maximum) signifiait beaucoup pour les écrivains payés justement à la ligne).

Notons que depuis, de part et d’autre, des formats ont été ajoutés, lesquels subdivisent les premiers : short story, micronouvelle, par exemple.
Notons aussi que certains amalgament la technique littéraire qui devrait caractériser la nouvelle et donc, rejettent la longueur du texte pour se concentrer sur des éléments bien incertains comme le nombre d’événements dans le texte ; un seul dans la nouvelle, par exemple, et concentré sur très peu de personnages, toujours un seul pour le roman court, mais avec plus de personnages, le roman en présenterait plus d’un. C’est tellement approximatif comme règle que je rougis pour ceux qui l’ont édictée. Tiens, combien y a-t-il d’évènements dans la Guerre des mondes de Wells ?

Peut-être arrivés ici, vous vous demandez où je veux en venir. Eh bien, à l’introduction de « novella » anglais dans notre vocabulaire franchouillard qui a, bien malgré lui, flanqué la pagaille, car trompé par sa construction, un paquet de gens ont oublié qu’il représentait « roman court » et pas du tout « nouvelle » qu’elle soit longue ou non. Et c’est un fameux bronx, je trouve, quand je vois tel ou tel texte naviguer au feeling de ceux qui qualifient les textes. Ce serait cool qu’ils accordent leurs violons s’ils tiennent à employer « novella » pour « roman court », lequel était catégorisé dans les romans, en France : une novella est un roman, d’abord !
Suis-je assez claire ? Ahem…

Les nouvelles font de quelques mots à 17 500 mots ou moins de 80 000 signes.

Les romans courts font entre 17 500 et 40 000 mots, de 80 000 à 250 000 signes (environ).

Les romans, eh bien, tout ce qui dépasse les 40 000 mots ou 250 000 signes.

Afin de clore le sujet, tous les titres célèbres cités plus haut sont des romans courts ou novella.

Je vous en donne la preuve (vérifiée aujourd’hui par comptage des textes en ligne exportés sur mon traitement de texte) de trois d’entre eux. Je n’ai pas cherché pour chacun, mais je vous invite à vérifier si vous êtes sceptiques.

L’Étrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, Robert Louis Stevenson : 163 000 signes, 27 000 mots
Métamorphose, Franz Kafka : 120 000 signes, 20 000 mots
Le Château d’Otrante, Horace Walpole : 195 000 signes, 34 970 mots

Pour la petite histoire, et pour expliquer les raisons qui ont présidé à la naissance du roman court // novella, c’est une question d’impression : ce format rendait la tâche difficile aux imprimeurs au XIXe siècle : « Sous 80 000 signes, le dos du livre devenait trop fin pour qu’on puisse y placer du texte, au-dessus de 250 000 signes, le prix n’était plus facilement accessible au public pour le produit livré. Les éditeurs se trouvaient devant un dilemme. » (Wikipédia) Et c’est effectivement les nouveaux genres qui ont principalement créé ce format appelé roman court // novella : le gothique, le polar, la SF et le fantastique.