La Famille de l’Hiver et le Roi-fée

Quelques mots comme une lettre,
au futur lecteur de La Famille de l’Hiver et le Roi-fée

Où l’autrice, Élisabeth Ebory, nous parle de son roman de la rentrée…

Avec la rentrée, le temps est venu de partager avec vous l’histoire de la Famille de l’Hiver, et du roi-fée. Comment vous présenter ces quelque 450 pages ? Je devrais y arriver, les ayant réfléchies, écrites et ré-écrites pendant cinq ans. Pourtant, à l’heure de la synthèse, il est plus difficile de démarrer que je ne l’aurais cru. Parfois, à l’aboutissement d’un long périple donne le vertige au voyageur fatigué, mais heureux. Les jalons de son parcours semblent lui échapper et se dissimulent dans un nouveau silence. Pour chasser cette aphonie soudaine, commençons simplement. Que nous conte ce roman ? Une initiation, une quête d’amour et d’amitié, des destins croisés et des entrelacs de décisions risquées, voire terriblement inconséquentes, qui mettront au bord du gouffre un peuple tout entier. Pour embarquer dans cette aventure, nous suivons Orégane et Marcus, amis à la vie à la mort. Dans la région de Cambridge, en 1910, tous deux mènent une vie dissolue – selon leurs contemporains. La demoiselle de bonne famille héberge un homme du commun, ancien balayeur, les colocataires partagent le même lit, et, autour d’un thé, au lieu de commenter le temps frais de la saison, ils évoquent des mœurs vicieuses que la morale condamne. L’Angleterre edwardienne n’est pas prête pour ces deux-là. Malgré leurs caractères bien trempés et leur tempérament batailleur, tous deux aspirent à s’évader de ce monde intolérant, truffé de juges mesquins, agressifs ou violents. De son côté, Orégane veut retrouver ses racines et son peuple. Quant à Marcus, il désire plus que tout rencontrer l’homme qui hante ses rêves et le sauve nuit après nuit comment faire, quand sa mémoire nimbe de flou ce héros ? Orégane en est certaine : seule la magie des fées pourra l’y aider. Ainsi, leurs espoirs se tournent vers une autre terre, mais au lieu de choisir l’Amérique comme El Dorado, les deux compagnons préfèrent émigrer vers le royaume des fées, le Sidh. Mais souvent, les contrées fantasmées ne s’apprivoisent que difficilement. Les exilés se heurtent ainsi à une employeuse exigeante, un élève insolent, et une maisonnée méfiante. Pire encore, leur nouveau lieu de villégiature s’agite de remous mystérieux, provoqués par des spectres colériques, un homme politique douteux et un inconnu chargé d’étoiles. Petit à petit, pourtant, les deux anonymes se découvrent une famille magique et leurs destins s’entremêlent à celui de leur terre d’accueil.

Motivations, engagement, et cheminement

Vous connaissez maintenant la trajectoire du récit. Bien sûr, beaucoup de questions demeurent. Entre autres : quelle volonté animait l’auteur ? Un besoin d’aventure et de fantasy urbaine ? Très bien ! Mais pourquoi diable nous emmener à la suite d’un homosexuel trentenaire en 1910 alors que nous attaquons la rentrée 2022 ? La raison tient en une phrase : « parce que j’en avais terriblement envie », mais pour rester sincère, je m’explique un peu plus. Le cheminement de ce livre s’étend sur cinq ans d’écriture, ses personnages m’accompagnent depuis plus longtemps encore, et, avec eux, après m’être interrogée sur mille et un aspects de la littérature, sur les messages et les représentations que je désirais offrir, sur le désespoir et le rêve, sur le sens de la vie et sur la pertinence de la réponse 42 (cf. « Le guide du voyageur galactique »), j’ai voulu rendre hommage à une œuvre qui m’a marquée positivement, de toutes les façons possibles. Il s’agit de « Maurice », livre d’E.M. Forster et film porté sur grand écran par James Ivory en 1987. Personnellement, j’ai découvert cette histoire sur un minuscule rectangle cathodique par une belle nuit d’été, en 1998. J’ai lu le livre bien plus tard. Sur la quatrième de couverture de l’édition de poche, on apprend que ce roman a été écrit en 1914, et n’a été publié qu’en 1971. Pourquoi ? Parce que l’auteur est mort en 1970. Parce que l’homosexualité était pénalisée en Angleterre jusqu’en 1967. Parce que ce texte nous raconte les amours de Maurice, Clive et Alec. Et pendant quelque soixante ans, ces histoires sont restées muselées. Sincèrement, j’espère que, quelque part, E.M Forster sait à quel point son œuvre compte pour la communauté LGBT, mais la tristesse de ce silence imposé tord aujourd’hui encore mon cœur. En attendant, de mon côté du miroir, l’objet cinématographique m’a si bien impressionné quand je l’ai découvert que j’ai longtemps redouté de lire le roman éponyme. Et si j’étais déçue ? J’ai affronté ce terrible risque pendant la rédaction de la Famille de l’hiver et le Roi-fée. Après bien des tempêtes, mon texte naviguait enfin dans des eaux sereines. À travers les tumultes que le récit avait traversés, un seul élément demeurait toujours identique : Marcus rêvait et dans son rêve, quelqu’un l’aimait. C’était sa quintessence, et celle de l’histoire avec laquelle j’avançais. Alors, quand je suis tombé sur le passage suivant dans le roman d’E.M. Forster, j’ai pleuré. Une larme d’apaisement, une larme de reconnaissance, une larme de communion. Je vous cite les lignes qui m’ont émue : « Son deuxième rêve est plus difficile à rapporter. Il ne s’y passait rien. Il entrevoyait vaguement un visage, il entendait vaguement une voix lui disant “Voici ton ami”, et il se réveilla ébloui et éperdu de tendresse. Il aurait pu mourir pour un tel ami, il aurait accepté que son ami meure pour lui ». Je trouvais un écho si puissant là où je craignais la déception, d’un rêve isolé, une espérance commune jaillissait, universelle et farouche. L’envie d’être aimé, le besoin d’aimer, la main tendue, l’ami recherché – avec toutes les déclinaisons possibles de ce terme… Ces quelques phrases resteront un formidable bonheur littéraire pour moi, et je me suis sentie plus déterminée encore à vous conter cette histoire. Car nous méritons tous que ce rêve devienne réel. Mon attachement à cette œuvre prenait tout son sens, et avec lui, je voulais aussi rendre hommage aux luttes de la communauté LGBT, en particulier celles qui ont traversé le XXe siècle pour nous permettre dorénavant de hurler, crier, chuchoter, fièrement ou pas selon les jours, que nos identités existent. Qu’elles ont leur place dans notre monde et qu’elles sont valides. Qu’elles n’ont pas à se soumettre à un quelconque jugement. Que ce soit il y a plus d’une centaine d’années ou à l’ère du réchauffement climatique, que soit en emménageant avec son compagnon ou sa compagne, ou en déchaînant des émeutes nécessaires, j’admire ceux qui combattent au jour le jour. Grâce à chaque implication unitaire, les consciences s’éveillent, la société évolue, et les droits LGBT progressent – lentement, avec des coups d’arrêt, parfois en subissant des revers dramatiques, et il ne faut pas oublier que ces luttes, à l’instar du féminisme, mérite d’être perpétué, embrassé et célébré pour entériner la liberté de chacun à disposer de son corps, de ses sentiments et de sa vie, dans un cadre parfaitement consenti.

De mon côté, en tant qu’individu lambda qui a du mal à s’accorder le privilège d’une identité (trauma quand tu nous tiens), je ne sais pas quoi apporter à la communauté queer. En revanche, en tant qu’auteur, je sais. J’ai compris très tôt qu’à travers ce que j’écrivais, je pouvais simplifier les équations compliquées qui perturbaient certains de mes camarades, perplexes ou carrément fermés devant l’homosexualité masculine ou féminine. Mes mots leur permettaient de comprendre qu’il ne s’agissait là que d’amour et de rien d’autre. Aujourd’hui, à sa mesure, la Famille de l’hiver et le roi-fée participe à cet engagement personnel, et je suis heureuse de vous présenter Marcus. Enfin, pour mieux appréhender le début de son parcours, j’apporterai une précision au sujet des droits LGBT. En 1910 et en Angleterre, la loi ne punit plus de peine de mort les relations sexuelles entre hommes, mais ces dernières restent passibles de peines de prison. Le cas le plus célèbre de l’époque : Oscar Wilde, dont le procès en 1895 se solde par une condamnation de 2 ans de travaux forcés. En 2020, l’homosexualité est toujours punie de la peine de mort dans 12 pays dans le monde, et réprimée dans 60 états sur les 193 reconnus par l’ONU.

Les femmes de la famille

Avec Marcus, Orégane, l’apprentie-sorcière en quête d’un peuple et d’une famille porte la question du métissage culturel. Fée élevée parmi les hommes par un grand-père odieux, elle a été rabaissée toute sa vie et considérée comme moins que rien. Malgré toutes les épreuves qu’elle a déjà traversées, il lui reste à franchir un dernier barrage avant de pouvoir s’accepter. Il devra lire le testament de son tuteur, cet ange maléfique qui l’a plongé dans les tourments de la mort, de la douleur, et du mépris. Avec elle, j’avais envie d’explorer cet aspect très personnel du métissage et de la perte de racine – il ne s’agit même pas de déracinement, juste d’un oubli, d’un déni, un état de fait. Vous êtes métisse, mais une partie de vous n’est tout simplement pas là, et il faut avancer avec ça. La plupart du temps, le flot de la vie emporte ces questions, mais un jour, l’eau de votre fleuve tranquille s’évapore sous une sécheresse ardente. Les berges et le lit mis à nu ne correspondent pas à ceux que vous attendiez, vous rêviez d’un paysage paisible d’ajonc et de roseaux, de quelques flaques où surnage le soleil, et vous découvrez des branchages arrachés, des épaves, et des trésors insoupçonnés… Appréhender ce paysage inconnu demande du temps et ainsi, navigant entre déception et questionnement, intolérance et prise de pouvoir, Orégane chemine au fil des pages, aux côtés de Marcus. Car oui, elle a soif de compagnie – et la réciproque est vraie, Marcus serait perdu sans elle. Héroïne en devenir, Orégane a besoin des mauvaises blagues de son meilleur ami, de sa présence à ses côtés pour chasser les cauchemars, et de son soutien pour entreprendre son voyage vers elle-même. Derrière cette relation qui irrigue le roman se cache ma découverte effarée d’une entrée Wikipedia. Croyez-le ou non, il existe une page pour l’expression « fille à pédé ». Et à sa lecture, j’ai eu terriblement envie de dynamiter cette vieille idée reçue et toute la condescendance qui l’accompagnait. Je voulais une amitié plus forte que la mort, plus intense que le sexe, et surtout, réconfortante comme un heureux souvenir d’enfance. Cette union platonique, apaisante et électrique, devait pulvériser la mascarade que les mauvais esprits aiment imaginer. Ce lien indéfectible entre Orégane et Marcus guide le roman, et impressionne même les plus puissants des fées. J’espère que vous aurez plaisir à le découvrir.

Si Orégane et Marcus ont besoin l’un de l’autre, ils ont aussi viscéralement besoin d’une tribu, comme à peu près tous les personnages de cette histoire. Certains construisent leur fratrie de toute pièce, d’autres prennent un peuple en otage pour se sentir entourés. Tous, à leur manière, il cherche un clan, où chacun respecte les spécificités, les désirs, et les rêves de tous. C’est ce qu’offre la famille de l’hiver. Pour la rencontrer, il faut franchir le seuil d’une grande villa, perdue au fond des bois comme un souvenir oublié. La grille du jardin s’ouvrira devant vous dans un grincement, vous serez accueillis par des sourires curieux ou des grognements ronchons, mais ne prenez pas peur. Même s’il parait qu’on se perd facilement dans le grenier, personne ne vous abandonnera. Dans le salon ou près du poêle, à la cuisine ou dans les chambres, vous croiserez nos deux Anglais exilés, mais aussi les hommes politiques douteux, les sorcières reconverties, et les bandits enchanteurs. Mais avant tout, c’est une mère de famille célibataire, investie dans le renouveau du monde fée et surchargée de travail qui vous accueillera. Souvent, on lit que l’archétype de la « mère » représente l’ultime cliché de la femme, une sorte d’épouvantail à bannir au profit des guerrières. Et en effet, la vision patriarcale de la maternité n’a rien de merveilleux. Mais si nous n’opposons rien à cette caricature, comment progresser ? Alors, dans ce roman, un des personnages principaux est une femme qui a voulu enfanter et qui en a le droit, comme d’autres femmes, qui ne désirent pas devenir mères, en ont tout autant le droit. Une femme sans homme. Une femme avec des employés, une carrière, des projets pour rendre le monde meilleur, et l’envie de léguer à ses gamins une société libérée de ses blessures. Ce personnage s’appelle simplement Madame. C’est un surnom pratique, passe-partout. In real life, elle signerait ses SMS d’un « la maman de Joseph et de Frantz », coupant l’un ou l’autre des prénoms en fonction de son interlocuteur. Avec un peu de chance, ses correspondants finiraient par se souvenir de son identité, et par comprendre qu’elle existe bel et bien en dehors de ses enfants. Au jour le jour, c’est parfois compliqué. Et pour contrer ces difficultés quotidiennes, pour donner une autre vision de ce cliché maternel, j’avais envie de puiser dans la force de caractère et la détermination féminine. Le peuple fée navigue des eaux troublées, jusqu’à dériver parmi des récifs terrifiants, et il a cruellement besoin d’un guide droit et honnête. Flanquée de ses deux fils, la matriarche conduit un navire aux roulis incertains. De nombreuses femmes l’accompagnent dans cette tâche : capitaines des armées, dignitaires avares, sorcières-médecins… Valeureuses, téméraires et intelligentes, toutes se sont affranchies de leur carcan, de leur blessure, et aucune limite ne saurait les retenir.

Et la fantasy dans tout ça ?

C’est en lisant une interview d’Ellen Kushner lors de la réédition de « À la pointe de l’épée » que l’intérêt de la fantasy en matière de construction sociale a fini de me convaincre. Pourquoi recréer sans cesse des univers qui nous aliènent d’une façon ou d’une autre ? Et effectivement, quel plaisir de tirer un trait sur les préjugés, les ordres moraux et toutes les hypocrisies qui nous malmènent. Dans le monde des fées, au lieu de se soucier des rumeurs et de craindre des agressions, Marcus se construit, tout simplement. Il n’en demeure pas moins homosexuel, son passé, ses questionnements ne disparaissent pas comme par magie, mais il respire, et grâce à cela, il se rapproche de son rêve. De même, la primesautière Orégane n’est plus jugée à l’aune de ses amitiés ou menacée par les idées reçues de quelques brutes. Bien au contraire, elle peut révéler l’entièreté de son pouvoir et devenir ce qu’elle veut être : une érudite, férue de culture magique, empathique, généreuse et intrépide. Voilà ce que permet le terrain de la fantasy. Mais, quid de la population du Sidh ? Qu’apportent les fées, à l’exception de leur foule chamarrée et de leur cortège de coutumes ? Eh bien, il faut bien le reconnaître, elles restent discrètes dans le roman. Ou peut-être, l’ombre imposante du sauveur du Sidh les dissimule-t-elle ? Parmi le petit peuple, un homme s’érige haut sur l’horizon. C’est un insupportable histrion, suffisant et monomaniaque, désordonné et autoritaire. Chers lecteurs, je vous présente le roi-fée. Ni élu ni désigné par dieu, traçant sa propre légende à la force de sa plume, Sean LeavesOfAlder, ancien alcoolique et nouveau sauveur, siège dans le palais de la capitale fée et vous souhaite la bienvenue au cœur de son royaume, en toute simplicité.

Accumulant les ambitions bienveillantes et les mensonges, les mufleries et les principes douteux, ce faux roi tout en nuance de brouillard, irrigue la terre des fées de son énergie inextinguible et avec lui, le Sidh profite d’un équilibre précaire, après des siècles de ténèbres. Bien sûr, de son propre avis, il est le leader idéal, l’icône incontournable de son univers. Pourtant tout le monde ne partage pas son opinion, même à deux pas de son palais, des fées perspicaces ne lui accordent pas aveuglément leur confiance, et dans ses pas, la contestation s’élève et prend corps. Sa silhouette souple bondit de toit en toit, et parsème la nuit d’étoiles. Dans le sillage du roi-fée, vous apercevrez forcément ce scintillement lointain, un anonyme surnommé le marchand de sable. Autre incarnation de la magie et du merveilleux qui hante les pages du roman, ce personnage complète le roi-fée, facette lumineuse aux côtés d’un symbole de grisaille. Tous deux partagent un amour sincère pour le peuple brisé du Sidh, mais, impétueux et intransigeants, pourront-ils admettre leur point commun ? En tout cas, enchanteurs de haut vol, ils savent insuffler l’espoir et rassurer les plus rétives des créatures – qu’elles soient des fées bien survivantes ayant connu des jours trop sombres, ou des spectres dévorés par la colère, fauchés trop jeunes par des assassins implacables. Avec la liberté de la fantasy, le roman explore également les territoires de la mort, en traversant son infranchissable barrière, du deuil et de la mémoire, à travers ses Orégane et Marcus, et travers les blessures de l’histoire fée. Encore ouvertes, les plaies de tout un peuple regorgent d’une humeur rance, qui menace de déborder, sous les assauts de douleur, les âmes se tordent, s’emportent et se révoltent. Étouffés par les mensonges du roi-fée, ces fantômes risquent bien d’embraser le Sidh, jusqu’à réveiller les pires cauchemars du passé.

Je peinais à commencer cette présentation, et maintenant, je voudrais vous dresser une liste rapide des coutumes du Sidh ou évoquer avec vous les mondes que nous traverserons en quête d’un héros à aimer, ou les caractères flamboyants des rejetons fées, mais à ce stade, le roman vous les exposera mieux que moi. Je me contenterai d’un dernier souhait. Les trois parties de cette aventure composent une microscopique trilogie, avec des nuances et des accentuations différentes, des notes de parfum qui évoluent, des rythmes qui virevoltent, car j’avais envie de partager avec vous une histoire riche de ses détails, de vous inviter dans un voyage initiatique et mémoriel, et de vous offrir un agréable moment de lecture. Maintenant, comme dirait l’irrévérencieux roi-fée : profitez, l’hiver vient, et il a changé.

La Montagne aux licornes

Le roman majeur de Michael Bishop, La Montagne aux licornes,
paraît sous notre label Le Bateau-feu,
et son traducteur Patrick Marcel nous livre son sentiment…

Demain sort en librairie le livre de Michael Bishop, LA MONTAGNE AUX LICORNES. Bishop est un des auteurs que j’aime bien et que je suis, dans ses trop rares parutions. Quand UNICORN MOUNTAIN est sorti, en 1985, la date à laquelle se situe l’action, j’avoue que je l’ai commandé aussitôt, en partie avec une sortie d’attente horrifiée. Résumée à sa plus simple expression, l’intrigue avait de quoi interroger: dans un ranch du Colorado où vient d’être recueilli un jeune homme en train de mourir du sida, depuis quelques années, on voit passer des licornes. Des vraies.

En 1985, la montée du sida (qu’on écrivait SIDA, puisque c’est au départ un acronyme) n’était pas du tout un sujet de plaisanterie. Les gens mouraient de façon rapide et horrible, sans l’ombre d’un remède, sinon quelques médications qui retardaient un peu l’inéluctable. Ça s’est amélioré depuis, mais quand je vois les gens se plaindre qu’on n’a pas été capable de trouver un vaccin définitif contre le Covid en trois ans, je souris jaune.
Bref. En traiter dans un roman de fantasy moderne doté de ce qui est sans doute le plus léger des animaux du bestiaire merveilleux, ça semblait appeler la faute de goût et j’avais vraiment peur du clash fatal. J’ai dévoré le bouquin et j’ai été rassuré. C’est un drôle de roman, qui mélange de façons inattendues et finalement liées par des correspondances multiples des choses aussi disparates que le sida, la défense de l’identité et des croyances amérindiennes, l’homophobie, le merveilleux chrétien, une sorte de fantasy dickienne véhiculée par la télé, un fantôme vengeur et des licornes.

Ce n’est pas un bouquin facile – Michael Bishop l’a un peu révisé dans la version qui sort ici. Je n’ai pas de souvenir précis de la version de 1985, mais il y a des incises de pensée chez les personnages qui s’apparentent un peu au flux de conscience, par exemple. Mais c’est surtout que le livre prend un sujet et le suit, sans chercher à donner de leçons, préciser le bien et le mal. Il y a des personnages très sympathiques qui sont capables d’être pénibles ou d’être tentés par une pensée monstrueuse (je pense à Libby qui peu après une réflexion choquante a un geste spontané totalement bouleversant), d’autres qui sont des crapules mais ont presque à leur insu des pulsions décentes, des préjugés donnés comme tels qui peuvent être purement sans malice ou totalement ignobles, un fantastique qui est accepté dans ses manifestations syncrétiques les plus improbables, des symboles et des parallèles qui interrogent sans pour autant être réduits à des métaphores. Et un fil conducteur qui court à travers des gens normaux dont les soucis premiers sont leur vie (voire leur survie) au jour le jour, les bêtes qu’on doit soigner, les relations personnelles. Et la recherche, sans illusion mais pas forcément en vain, d’une impossible transcendance.

Pour moi, c’est un grand, grand bouquin. C’est aussi un livre difficile à définir, qui part dans tous les sens tout en restant cohérent.

Vous verrez bien.

La Bibliothèque dessinée

Une collection, c’est un peu comme un serpent ; c’est tout petit quand ça naît ; ça ondule vers sa destination, jamais trop certaine de la route à emprunter ; parfois ça se recroqueville pour se détendre soudain ; certains la craignent quand d’autres l’admirent. Et, quand elle atteint une certaine taille, elle mue.

La « Bibliothèque dessinée », notre collection de romans graphiques, vient d’opérer sa première mue. À l’origine, la collection se constituait de volumes petits formats, à couverture souple avec un papier bouffant pour les pages intérieures. Cela vient d’une première réflexion, lorsque nous l’avons créée, et d’un amour véritable pour ce format atypique de 140 mm sur 182. Nous voulions des ouvrages évoquant, dans leur fabrication, ces volumes anciens de bande-dessinée populaire (les Akim, Zembla et tous les héritiers de la bande-dessinée italienne, vendus partout et financièrement accessibles à tout un chacun), renouant ainsi dans le fond et la forme avec les origines mêmes de ces genres qui nous tiennent à cœur.

La voici, notre collection ondulante. Créations, adaptations, expérimentations graphiques… Une collection que vous avez, lectrices et lecteurs, remarquée, et à laquelle vous avez donné un bel accueil, pour notre plus grand bonheur. Mais en créant ce qui était jusqu’ici assez inédit dans le paysage éditorial français, nous savions que sur sa route sinueuse, cette collection allait rencontrer des écueils. Aux yeux de certains, elle contient trop d’images pour être rangée en littérature ; aux yeux d’autres, elle contient trop de texte pour être rangée en bande-dessinée. Complexité que nous comprenons (et revendiquons) tout à fait ! Elle est les deux à la fois, un hybride qui, à l’instar de la légendaire bête stellaire créée par Giger, pioche dans le matériel génétique de ses parents pour tendre vers la forme la plus parfaite possible. Sans toutefois naître en crevant, dans une débauche d’hémoglobine et d’esquilles, la poitrine de notre lectorat. Ceci, nous ne pouvions nous y résoudre.

Il est long d’installer une collection, et il faut parfois admettre que l’on a pu faire fausse route, pour mieux redresser la barre. Nous avons eu écho de certains avis sur notre collection, dus immanquablement à sa nature hybride. Avis que nous avons non seulement entendus, mais trouvés pertinents. Parfois, du sommet de nos tours d’ivoire respectives, nous loupons cette petite remarque, cet avis discret, qui remet tout en question, pour le mieux.

Alors que nous discutions avec Laureline Mattiussi sur la création de Mauvaise Donne, notre neuvième volume, nous savions qu’entrait au catalogue notre première vraie bédéaste. Et qu’il était temps de la première mue. De donner à nous ouvrage graphiques une forme plus proche de celle de ses ouvrages parents. Et ce, pour le bien de tout le monde, du livre, de ses auteurs et autrices, de notre lectorat et, bien entendu, des libraires.

La première étape fut de revoir les dimensions de nos volumes, à la hausse. Nous sommes donc passé de livres mesurant 14 centimètres de large sur 18 de haut à des romans marchant dans les traces de notre « Bibliothèque voltaïque », à savoir 16 centimètres de large sur 21 de haut. Quelques centimètres à droite à gauche peuvent vous paraître tout à fait marginaux, mais voyez la photo, la métamorphose est notable.

Pour appuyer cette croissance et en soutenir l’aspect luxueux que nous souhaitions pour cette collection 2.0, une couverture rigide s’avérait inévitable et, comble de la coquetterie et de l’amour du façonnage que nous partageons tous aux Moutons, elle se verrai dotée d’un vernis gonflant sur certaines parties choisies par l’artiste aux commandes. Comme son nom l’indique, un vernis gonflant est un vernis transparent qui, une fois chauffé, gonfle et donne du volume aux parties sur lesquelles il est appliqué. Lorsque vous tiendrez Mauvaise donne en main, passez votre pouce sur les parties blanches de la couverture.

L’intérieur reste une impression en bichromie, mais les nouveaux Bibliothèque Dessinée se parent désormais de gardes couleurs (voir photo) et d’un papier intérieur couché mat ; plus épais, agréable au toucher et plus blanc juste ce qu’il faut pour faire exploser les couleurs sans agresser l’œil. Après tout, ce sont des romans et leur but est d’être lus.

Si nous aimions grandement le tout premier format de la collection, force est d’admettre que sa nouvelle forme nous séduit totalement. Et nous sommes certains que vous tomberez sous son charme également !

Excellentes lectures.

Découvrir la savanture

En ce mois de janvier, les Moutons électriques donnent dans la « savanture », c’est-à-dire l’esthétique ancienne de l’anticipation française, telle qu’elle existait avant l’arrivée de l’imagerie américaine de la science-fiction.

Et pour cela, j’ai choisi de rééditer deux romans bien précis, auxquels je tenais plus particulièrement : le diptyque du Prisonnier de la planète Mars, de Gustave Le Rouge, et La Cité des ténèbres, de Léon Groc. Pourquoi ceux-là, au sein du flot de l’anticipation ancienne ? Il s’agit d’une affaire d’enfance. Car figurez-vous que la science-fiction, c’est par ces deux romans que je l’ai découverte. Eh oui, avant que de prendre connaissance des traductions de l’américain, le hasard mena l’adolescent que j’étais vers ces précurseurs français de l’imaginaire spéculatif. Il faut dire qu’à l’époque, au début des années 70, le terme de « science-fiction » n’était pas encore très connu. Mais déjà, j’avais discerné qu’il y avait là une sorte de nébuleuse thématique qui m’attirait plus particulièrement. Et ce fut avec ces romans de Le Rouge et de Groc que j’ai réalisé cela en tout premier.

Je me trouvais en vacances dans le Berry chez mon arrière-grand-mère, qui possédait une bonne quantité de reliures de revues anciennes : je me suis donc plongé, sans idées préconçues, dans l’imaginaire du passé — les bandes dessinées des Pieds Nickelés, de Bibi Fricotin ou du canard Oscar, les romans à suivre de la revue Je Sais tout (dont en particulier les Arsène Lupin, bien entendu) et la revue pour la jeunesse Le Journal de bébé… avec dans ce dernier, en feuilleton, le roman La Cité des ténèbres de Léon Groc. Ce récit d’une plongée sous la mer Méditerranée, dans des cavernes immenses et inconnues recelant toute une vie mystérieuse, m’impressionna fortement. Véritablement, ce fut mon premier « déclic » science-fictif, l’ouverture à un imaginaire.

Ensuite, désireux de retrouver ce type de récits, je découvris les Bob Morane d’Henri Vernes, Les Conquérants de l’impossible de Philippe Ébly, La Machination de Christian Grenier, les Cheyenne 6112 de William Camus & Christian Grenier, et puis… sous la forme de deux poches de chez 10/18 achetés par un oncle, Le Prisonnier de la planète Mars de Gustave Le Rouge. Éblouissement ! La folie de cette histoire, son complot de fakirs, l’arrivée sur Mars et la scène des marrons d’eau, les horreurs vampiriques en empilement… Quel choc, quel plaisir !

Un tout petit peu après, je découvris Le Péril bleu de Maurice Renard, et puis arriva Jacques Sadoul : avec ses petits sujets dans une émission pour la jeunesse à la télévision (« Gens de la Terre bonjour ! » commençait-il d’une voix nasillarde), où il vantait sa propre production chez J’ai Lu — À la poursuite des Slans de Van Vogt, que je convainquis mon paternel de m’acheter alors que le titre paraissait dans le flot de la littérature pour les adultes ; et puis l’emprunt en bibliothèque par un copain de l’histoire de la SF moderne par ledit Sadoul, qui devint ma bible (car la bibliothèque ayant fermé, nous ne rendîmes jamais le volume, que je possède encore). Le pli de la SF américaine fut donc pris… mais jamais je n’ai oublié le double choc du Groc et du Le Rouge, et les relire me laisse chaque fois admiratif. Quels bouquins ! Il fallait vraiment que je leur donne de belles éditions, dans ma propre maison, cela s’imposait — en quelque sorte, par fidélité envers mon propre passé, et par hommage à cet immense pan de notre culture, qu’il faut redécouvrir.