Courant alternatif

L’éditeur prend la parole
Présentation du projet éditorial par Mérédith Debaque

La littérature entame un dialogue entre l’écrivain et le lecteur, Courant alternatif veut l’ouvrir à de nouveaux interlocuteurs libérés des étiquettes.
Nous voulons une littérature qui s’extirpe du consensus mou, qui s’affranchit de la croyance en un juste milieu, lequel concilierait en un point vague la rencontre entre les idéaux contradictoires. Nous souhaitons de nouvelles voix incisives pour alimenter nos esprits et, en oubliant de ménager la sensiblerie, qu’elles bousculent notre sensibilité.
Courant alternatif vous propose une littérature engagée et enragée, la réalité ailleurs ou demain. Le début d’un dialogue intègre, idéaliste et humaniste au cours d’incursions vers des horizons étrangers, de visions intérieures des cultures méconnues et, toujours, d’instants de lecture jouissifs et captivants.

[Paradis année zéro]
Christophe Gros-Dubois renverse les dominations. Quand une catastrophe inexpliquée ravage les domiciles confortables des banquiers et grands bourgeois, les taudis du quartier noir, épargnés, se métamorphosent soudain en précieux refuges. L’enjeu annonce une guerre de territoire féroce, mais la communauté noire organise la résistance contre le capital avec à sa tête un champion de boxe déchu et une cascadeuse cynique. L’auteur transpose son combat dans un récit bourré de punch, la lutte des opprimés face au racisme institutionnalisé.

[Aquariums]
J.D. Kurtness nous embarque dans le voyage de sa mémoire. Réunis sur un navire pour sauver le monde du désastre écologique, des scientifiques sont rattrapés, l’ancre à peine levée, par une pandémie qui dévaste l’humanité. Parmi eux, l’héroïne, seule dans l’immensité, submergée par les rafales du souvenir, le souvenir de son enfance, le souvenir de ses ancêtres Ilnus, le souvenir de son peuple perdu dans les eaux glacées du Québec. Tel un océan, l’écriture de l’autrice originaire des Premières Nations, possède à la fois la sérénité d’une mer calme et la violence d’un ouragan.

[La Force de l’eau] (trad. Lise Capitan)
Jayaprakash Satyamurthy ouvre notre regard sur l’Inde. Dans un pays immense, complexe, qui oscille entre modernité et tradition, entre liberté et fascisme, un couple d’étudiants, une femme et un homme, échange leurs corps et leurs esprits en quête de délivrance. La dureté de l’existence cédera comme le rocher cède au torrent, la force de leur union parviendra à les propulser vers d’autres possibles. Un roman puissant sur la fluidité des genres et la place de l’espoir dans une société au bord du fascisme.

[Mécaniques sauvages]
Entrez avec Daylon dans Paris parmi les archétypes incarnés d’un monde métaphysique. La réalité elle-même est une forêt de symboles, ou plutôt un désert. Perdue dans des sables infinis, forteresse solitaire, Paris est assiégée de l’intérieur par des troubles politiques. Quand le peuple se soulèvera, il n’aura pas de mal à trouver la plage sous les pavés. Expérimentation littéraire et fiction politique, l’auteur interroge la nature humaine et le réel, et s’inquiète du danger de suivre des idoles de chair ou sacrées.

Quand j’ai créé Courant alternatif, je désirais éditer des romans différents, des récits qui osent sans s’effrayer de leur idéalisme. Je veux que chaque récit soit essentiel. Pour respecter la résolution que je me suis promise, ne pas publier pour publier, les parutions seront rythmées par nos découvertes. Courant alternatif restera exigeant.

Super-héros !

Un mot de Victor Lopez, le directeur d’ouvrage de notre prochain Bibliothèque des Miroirs, Super-héros !, qui va faire l’objet d’un financement participatif sur Ulule (à partir du 6 avril)…

J’ai 9 ans et trompe l’ennui d’un mercredi après-midi passé bien malgré moi au centre de loisirs en lisant tout ce que je peux trouver dans les armoires d’une école primaire qui n’est pas la mienne, ce qui ne m’incite guère à une grande sociabilité. Je ne sais par quel miracle s’y trouve Strange 266, peut-être confisqué à un élève turbulent ou laissé là par un animateur distrait. J’ai dû le lire 3 ou 4 fois d’affilé en cette après-midi d’hiver 1992. En couverture, Namor guide Captain America et la Torche humaine. À l’intérieur, ils combattent des nazis qui ont trouvé le moyen de conserver leur jeunesse et leur force. Je sens déjà qu’il se joue là quelque chose d’important dans l’inscription historique de ces bandes dessinées, qui ont pourtant bien mauvaise réputation. Je ne trouve en tout cas ni cela dans les Tintin, où les références historiques sont gommés par une intemporalité faussement neutre, où les récits de S.-F. de Jodorowsky dont je suis fan (surtout Aleph-Thau). Et cela signifie aussi que les personnages qui existaient dans les années 40 vieillissent et poursuivent une histoire chronologique. Mais c’est surtout l’épisode des Vengeurs qui me passionne. Déjà, le groupe accueille temporairement Spider-Man, me faisant entendre que tous ces personnages vivent dans un univers commun où toutes les histoires se répondent pour former une histoire plus grande encore. Cette perspective de continuité et d’univers partagé ouvre un abime de possibilités. Et puis, il y a ce récit cosmique de Nebula, capable de faire disparaitre la réalité. Et quand elle le fait, il n’y a plus dessin, mais des cases blanches, totalement vides, qui s’immiscent dans le récit ! Ce sont surtout ces espaces de néant qui me m’hypnotisent alors. En 4e de couverture, une image d’un « Recit complet Marvel » semble idéalement poursuivre cette aventure. Son nom, Le Défi de Thanos. Non seulement, il me faut le lire, mais il faut que je puisse lire tous les Strange, et Nova, Titan, Spécial Strange et toutes les publications Semic (et Lug par extension) puisque tout l’univers est connecté et que c’est la même histoire qui est racontée depuis les années 40. Commence alors ma quête de l’infini : chaque semaine, je dépense mon argent de poche chez un bouquiniste de Montreuil qui vend des vieux numéros à 5 francs. Je lis tout sans hiérarchie, comme ça arrive : de très vieux numéros que je remets dans la continuité tant bien que mal, des « albums reliés » (qui comportent 3 numéros invendus à moitié prix un an après leur publication) ; des récits plus adultes de la collection Comics USA, où je découvre la saga « Justice Aveugle », et aussi DC – les couvertures d’Enfer Blanc avec Batman me fascinent alors, même si je n’ai jamais pu les trouver à l’époque -, que je découvre plus amplement quand Semic perd la licence Marvel et lance une nouvelle et éphémère formule de ses titres avec les séries DC en 1997 ; et je suis la cible parfaite pour le raz-de-marée Image Comics, qui m’oriente aussi heureusement vers les publications indépendantes.

Trente ans plus tard, je suis toujours à rechercher des éditions en bon état des publications Lug des années 70 et à acheter mensuellement les nouveautés dans les boutiques de la rue Dante. La perception des personnages par le grand public a par contre bien évolué : de sous-culture un peu honteuse (particulièrement en France), elle est passée en culture dominante, voire écrasante. Et pourtant, ce que j’avais ressenti en lisant par hasard un Strange en 1992 est toujours là intact, il m’est juste possible de le formuler et de l’interroger autrement : cette idée d’un récit absolu, englobant, dont le tout est plus sublime que la somme de ses parties ; sa capacité à interroger, peut-être réécrire, l’histoire, et à s’inscrire dans un récit politique des États-Unis ; et l’interaction entre ses implications métaphysiques et esthétiques.
Si l’on passe tant de temps à se plonger dans la vie de ses superhéros, c’est parce que l’imaginaire qu’ils convoquent, comme tous les mondes possibles, n’est pas une échappatoire de la réalité, mais un moyen de la penser en faisant un pas de côté, à travers ce qui s’est imposé comme la mythologie américaine par excellence, sans doute avec le western, comme regard vers le passé alors que le superhéros est un moyen de scruter le présent en semblant jeter un œil sur l’avenir.

Le programme éditorial 2021 des Moutons est tourné vers l’utopie (http://blog.moutons-electriques.fr/…/un-mot-de…/…) : sans poser d’œillères sur les contradictions d’un genre qui est aussi issu d’une nation complexe, ambigüe, prompte à imposer au monde une culture hégémonique (très heureusement mis en question à de multiples reprises dans les pages de nos comics, et ce très tôt, dès les années 70), les superhéros sont aussi l’incarnation de l’espoir, de la résistance ; ils exhortent au meilleur de ce que l’on attend de l’humain, en incarnant son idéal, souvent américain, parfois de manière réellement universelle . Les penser aujourd’hui, c’est penser le monde que l’on construit. C’est ce qu’entreprend Super-héros ! Sous le masque : une réflexion à plusieurs voix (critiques, auteurs, journalistes…) sur l’histoire d’un genre, son évolution et ce qu’il représente aujourd’hui, en recentrant sur la bande dessinée, mais en élargissant aux autres arts : du cinéma où ils sont omniprésents au jeu de rôles. Que disent en 2021 nos personnages sur les représentations des minorités, le rapport à l’Histoire, à la politique, à la mort, au temps, comment envisager l’évolution de l’industrie de la bande dessinée… Que nous disent les personnages de Marvel, DC, Image et les autres sur nous et sur notre monde ? Pourquoi sont-ils au centre de la culture d’aujourd’hui et cristallisent-ils d’aussi nombreuses polémiques ?

La ville peu de temps après

La Ville peu de temps après est un roman de Pat Murphy, première des utopies que nous publions cette année. Son traducteur, Patrick Marcel, nous en dit quelques mots.

“It’s an odd thing, but anyone who disappears. is said to be seen in San Francisco. It must be a delightful city and possesses all the attractions of the next world.” C’est étrange, mais dès que quelqu’un disparaît, on raconte qu’on l’a vu à San Francisco. Ce doit être une ville charmante, dotée de tous les attraits de l’autre monde.
Oscar Wilde (De l’importance d’être Constant)

San Francisco a toujours été une utopie. Depuis les premiers temps où quelqu’un a découvert la première pépite d’or par accident sur les terres de John Sutter et où la petite bourgade de Yerba Buena a enflé jusqu’au chaos de San Francisco la ville de l’or, ce terme de la marche vers l’Ouest où la loi a tardé à arriver était le refuge de ceux qui sortaient du système, des aventuriers, des bandits et des rêveurs. Excentriques et rêveurs y ont de tout temps prospéré : un des premiers écrivains de science-fiction professionnels, Robert Duncan Milne, a vécu (et est mort) là-bas, un empereur des États-Unis, Joshua Norton, y a coulé des jours heureux, respecté par la population. Le San Francisco sauvage du temps de la Côte barbare a été en grande partie anéanti par le tremblement de terre de 1906, mais l’aspect décalé est resté en sourdine.

Il est véritablement revenu en force avec les années cinquante et soixante : les mouvements beatnik à North Beach puis hippie à Haight-Ashbury s’y sont implantés, nombre d’auteurs de SF et de fantastique y ont habité, parmi lesquels on retiendra surtout Fritz Leiber qui, dans son Notre-Dame des Ténèbres, charge la ville d’une inoubliable magie spécifique. Depuis, elle a été investie par d’autres rêveurs, les compagnies informatiques, et le rêve a peut-être dérapé. L’avenir le dira.

Le roman de Pat Murphy s’inscrit avant ce tournant récent, et décrit un futur antérieur parallèle, né d’une déviation à la fin des années 80, l’ordinateur est encore dans ses balbutiements. C’est un idéal, une utopie implantée sur des fondations tragiques qui ne nous dépayseront plus autant, à l’heure actuelle. La ville est colonisée par les rêveurs, ceux à qui elle appartient de droit. Elle offre une sorte d’équilibre rêvé entre civilisation et retour à une vie simple, un havre situé à mi-chemin entre urbanisme et nature, comme cette cathédrale changée en serre le symbolise.

Mais c’est un équilibre dynamique, maintenu par la tension permanente entre le caractère idyllique des lieux et les constants rappels de la catastrophe qui l’a rendu possible : ses épaves, ses squelettes et ses décombres.

Ville de rêveurs, ce cocon de maisons et d’immeubles réapproprié par la végétation est aussi une ville vivante, stimulée par la présence de ces habitants fantasques, qu’elle accueille et protège. Elle résonne de leur présence, de leurs rêves et de leurs souvenirs. Ce grand écart entre la vie et la mort la définit et reflète toute la dramaturgie du roman, qui va devoir faire coexister des idéaux de non-violence avec une défense contre des ennemis sans remords. Cette dualité du yin et du yang sert de fascinant moteur à l’intrigue, du début à la fin. Un principe de vie est aussi héraut de mort, un code de conduite généreux court le risque d’être fatal, une dramaturgie peut se retourner contre qui l’exploite, la paix demande des sacrifices.

Une grande partie de la force de Pat Murphy dans ce roman vient de la voix simple, douce, avec laquelle elle raconte l’histoire. Elle ne hausse pas le ton dans les moments dramatiques et le contraste entre ce qu’elle raconte et la douceur de de sa narration, la sérénité d’un grand lama quelque part dans les hauteurs de l’Himalaya, peut-être, ou celle des brouillards qui encoconnent le dédale des rues, articule la tension ressentie à la lecture. C’est sans doute la difficulté essentielle que j’ai rencontrée en traduisant l’ouvrage : demeurer dans un registre simple, quotidien, respecter l’allure calme et aisée à laquelle est mené ce conte de fées aux aspects naïfs délibérés qui côtoient une cruauté assurée.

Sans élever la voix, ce roman va s’imprimer dans vos mémoires.

Entretien avec Élisabeth Vonarburg

Le 19 février, les Moutons électriques rééditent en deux beaux et gros volumes à la souples et colorés les 5 romans qui forment le cycle de Tyranaël, plus comme en bonus le recueil de contes qui va avec. Cette œuvre majeure de la science-fiction francophone n’était jamais parue qu’au Québec : la voici qui arrive enfin en Europe, et nous avons un peu interrogé Élisabeth Vonarburg à cette occasion.

– Si nous avons bien compris, le sujet de base de Tyranaël est né lors d’un rêve, dans votre jeunesse ?

Après avoir découvert la science-fiction et, moindrement, la fantasy, à quinze ans (via Le Matin des Magiciens de Pauwels et Bergier), j’en ai lu de manière intense pendant un an, et j’ai ensuite en effet fait ce rêve dont il ne m’est resté qu’une phrase de deux lignes à peine.

– Et vous avez ensuite rédigé une masse considérable de texte ?

On s’entend bien : on parle ici de l’origine du bidule, il y a cinquante-sept ans. Je ne vais pas prétendre en avoir un souvenir net. La phrase oui, parce que je l’avais consignée dans mes carnets zintimes de l’époque. Mais ce que j’ai fait ensuite… L’histoire que je me raconte est celle-ci : j’ai tout de suite imaginé quelque chose de gigantesque (il y avait tout une planète !), et des nouvelles de tailles inégales avec des ellipses temporelles entre elle pour raconter l’histoire. J’ai commencé une liste de personnages, en les décrivant physiquement et psychologiquement, en leur donnant un passé… Mais surtout j’ai dessiné une carte de la planète au complet, sur laquelle il fallait placer des noms et j’ai donc commencé à inventer la puis les langue(s) de cette planète. Tout ça en même temps, une chose menant à l’autre : un nom de lieu donne une histoire, qui donne des personnages dont il faut trouver le nom qui leur donne une histoire qui les envoie dans des lieux et ça recommence. La création de monde, en fiction, ne se fait pas en sept jours bien ordonnés (sauf chez les maniaques). C’est un processus chaotique, tourbillonnaire… et qui a duré en l’occurrence des années, pour moi, avec des modifications incessantes du substrat “scientifique” qui modifiait les histoires, ce qui amenait à d’autres modifications du substrat etc., plus les lectures, fiction ou non-fiction, les apprentissages personnels, tout le barda. Quelques-uns de ces brefs “ur-textes” rédigés entre seize et dix-huit ans peuvent se lire sur mon site de nooSFere.

Dans la mesure où c’était juste une méga-histoire que j’avais envie/besoin de me raconter à moi-même sans souci de publication ou même de lecture par autrui, dans la mesure où ça a été mon refuge pendant les années difficiles de la fin d’adolescence et début d’adulteté, il n’y avait pas de limites. Quel pied ! Et Pierre Versins, qui avait lu la toute première version, m’avait dit “Continue, tu as encore beaucoup d’histoires à raconter” – la permission d’écrire ! Les textes ont donc été écrits, et réécrits, et allongés, sur une période de quatorze ans pour la “dernière” version, une trilogie d’environ 1500 pages. C’était la quatrième version. Je les écrivais du début à la fin puis de la fin au début etc. – c’était possible puisque c’était modulaire – et j’ai donc terminé par le début la quatrième version ! Après quoi j’ai rangé, avec une certaine mélancolie. J’avais beaucoup appris avec ces histoires, dont le décor et les personnages me restaient chers comme une enfance ou une origine inventée, j’avais appris à écrire et j’avais appris en grande partie quels étaient les motifs qui m’animaient. Mais j’avais trente ans, j’avais terminé, et je pouvais sans doute passer à autre chose. Et puis, 1978, c’est l’année où une femme s’est révélée être James Tiptree Jr, et où les questionnements féministes commençaient à sérieusement me turlupiner. Ce qui deviendrait Chroniques du Pays des Mères est né à ce moment-là, et Le Silence de la Cité en a découlé. Qui a gagné ses prix au Québec et en France au début des années 80. Tout qui s’est enclenché là (avec aussi la chanson, qui a pris beaucoup de place pour moi pendant une décennie et demie, et le doctorat en création) m’a emmenée ailleurs.

– Quel tri avez-vous effectué en fin de compte et n’y aurait-il pas eu matière à écrire encore d’autres volumes dans ce cycle, pourquoi vous être arrêtée à cinq romans ?

Cinq romans c’est déjà beaucoup (trop, diront d’aucunes) ! Il n’y a pas eu de tri, puisqu’en réalité l’ensemble est le résultat d’un processus d’accrétion qui s’est donc étalé, pour la version publiée, sur trente-quatre ans. Le seul texte mis à part, ou du moins une version mise à part de ce qui s’est retrouvé en partie sous une autre forme dans l’ensemble, a été publié dans L’Année 1990 de la science-fiction et du fantastique québécois (« Un bruit de pluie »). Il y a eu réarrangements des modules qui sont devenus des chapitres dans des parties dans des volumes, mais pas de tri. Et certes, il y aurait eu de quoi écrire davantage – j’ai d’ailleurs écrit certains des contes et mythes évoqués dans la pentalogie, en y ajoutant quelques autres (Contes de Tyranaël) ; et j’ai écrit au moins une nouvelle (de fantasy !) dans le cadre de Tyranaël (“La mort aux dés”, Solaris #171, 2009). Il y a l’exemple de Tolkien, n’est-ce pas. Mais je n’allais pas faire un Silmarillion ! je dirais que mon investissement n’était pas du même ordre. J’ai envisagé, à un moment d’assèchement scriptural caractérisé, d’écrire des nouvelles qui se passeraient sur Tyranaël ou Virginia, après les événements de la pentalogie. Je les ai même imaginées. Ça m’a nourrie pendant un moment. Mais je ne les ai pas écrites, et je ne les écrirai pas. J’aurais l’impression d’exploiter. Ce serait quelque chose… d’outilitaire. Ces histoires imaginées existaient seulement pour moi, pour me servir de béquille psychologique pendant un temps, elles n’existaient pas vraiment par elles-mêmes, elles n’avaient pas… comment dire… leur propre étincelle de vie. Évidemment, cette étincelle vient toujours de moi, des Tréfonds de mon Subplancher, mais pour que je puisse écrire une histoire, même maintenant, il faut qu’il y ait ce mouvement intérieur, ce besoin qui n’est pas simplement celui de me faire plaisir, ou de me réconforter (comme ces histoires tyranaëliennes avortées, donc). J’ai quelque chose à me dire, et je dois trouver quoi en écrivant l’histoire, ou enfin, en la remue-méningeant, d’abord, puis en l’écrivant.

– À quel moment, sur quelle impulsion, Tyranaël est-il passé du stade d’univers personnel et intime au matériau de fictions à publier ? Est-ce un éditeur qui vous a poussée, ou bien d’autres circonstances ?

En 1994-5, Jean Pettigrew sévissait chez un éditeur québécois où il dirigeait une toute nouvelle collection de genre. II cherchait de quoi publier. Il m’a dit : “Tu n’as pas un grand machin qui traîne depuis des lustres, toi, Tyranaël ?” C’était un peu l’Arlésienne de la SFFQ, ce non-bouquin. On savait que ça existait, des petits extraits en avaient été publiés (« Marée Haute », Requiem #19, 1978), “L’œil de la nuit” (qui est en partie la conclusion du dernier volume final) avait gagné en 1977 le prix Dagon, (futur prix Solaris), Norbert Spehner, qui avait lu l’avant-dernière version de 1978, avait manifesté publiquement son enthousiasme… J’ai pensé ah tiens oui pourquoi pas. Non, en fait, je ne sais plus ce que j’ai pensé, Mais l’histoire que je me suis racontée après, c’est que je me suis dit “bon, j’ai cinquante ans, il serait peut-être temps de voir si cette chose tient toujours le coup et où j’en suis par rapport à mon enfance littéraire”. Ce qui est sûrement plus décoratif comme motif que, “yé, trois volumes, je vais me faire un peu de fric”, tout en n’étant pas faux. J’ai donc relu le bidule et, à ma grande surprise – et joie –, tout cela me parlait encore. Le mouvement intérieur était là, ce qui voulait dire que je n’en avais pas vraiment fini avec ces histoires. Je me suis donc allègrement embarquée dans le truc. Avec la volonté bien arrêtée d’affermir son aspect SCIENCE-fictionnel. J’avais un ami scientifique galopant, écosystématicien, le formidable Norman Mohlant. Il a accepté de m’aider et je lui en suis éternellement reconnaissante : cette dernière et ultime version ne serait absolument pas ce qu’elle est sans lui. Notre interaction a été la plus fructueuse de toutes celles que j’ai pu connaître dans le domaine : mon imagination rebondissait sur son savoir, ses spéculations scientifiques sur mon imagination et de hop en hop… c’est devenu cinq volumes (ce qui n’était pas prévu au départ.)

– Et un oratorio ? Il y a un oratorio ? Comment un tel projet est-il né ?

Eh oui, il y a un oratorio de Tyranaël, créé en 1999. J’ai à Chicoutimi un ami excellent musicien et compositeur, Jean-Pierre Bouchard, avec qui j’ai travaillé à plusieurs reprises. Et il m’a proposé ce projet. J’ai accepté avec une enthousiaste curiosité. Et je n’ai pas été déçue ! Le texte parle de celles et ceux qui partent avec la Mer pour s’y fondre. Très lyrique… Un an après la mort de ma mère. Il y avait comme un rapport.